Dialogue avec James, père
James : L’important, c’est toujours l’échange. Ce qu’on se dit, ça ne se perd pas, mais ça évolue. D’une personne à une autre, ça se transmet différemment. Jouer avec l’argot, l’interprétation des mots et l’intention de la parole, je le fais beaucoup. Alors que dans le langage administratif et bureaucratique, il n’y a plus d’humanité derrière tout ça. Le sens du langage est tellement codé et il n’y a plus un espace libre d’interprétation. Au tribunal, je me vois comme un numéro.
Saki : Ceci est l’enveloppe du tribunal ?
James : Oui, c’était la convention concernant le « placement » de mes enfants.
Saki : Ce langage judiciaire t’a fait peur ?
James : Oui !
Saki : Et maintenant, on dirait que tu utilises cette enveloppe pour fumer.
James : Oui (rire). Je l’utilise pour faire des filtres.
Saki : Je comprends que le langage bureaucratique colle trop aux sens prédéterminés et ça tue l’espace libre de la parole et du soi. Mais c’est bien que le tribunal te serve un peu. Ça fait peut-être « filtrer » des choses ?
James : Non. Quand mon fils est arrivé, je devais devenir vraiment un adulte, un papa. Je me suis mis beaucoup de questions. Mais je me suis rendu compte que le « monde des adultes », la logique sociale d’aujourd’hui n’est pas vraiment faite pour moi. Je vois beaucoup de choses aberrantes.
Saki : J’ai l’impression que tu dis : pour devenir adulte-papa, justement il faut refuser d’entrer dans le « monde des adultes ».
James : Oui, c’est ça. Je ne sais pas quelle est ta manière d’apprendre, mais ma manière d’apprendre, c’est prendre le coup, à savoir commettre des erreurs. Et comprendre d’où viennent les problèmes et tenter de ne plus faire les mêmes erreurs ou les faire autrement.
Saki : Quels sont les problèmes ?
James : Regarde autour de toi. Ce n’est pas « normal », à mon âge, de vivre dans une maison en bordel avec seulement des plantes. Mais, le problème, c’est que je ne veux pas aller travailler. Je n’en ai pas besoin. Je ne veux pas participer, même indirectement, à notre système. L’ultime but de ma vie, ce sera de trouver un terrain et faire un gigantesque jardin, où il y aura des animaux en symbiose avec le jardin. C’est dire que les animaux peuvent vivre tout seuls, en mangeant des choses du jardin. Ça s’appelle la permaculture. C’est un nouveau mode, mais en réalité on le faisait avant la guerre.
Saki : C’est pourquoi tu te promènes toujours dans la nature ?
James : Ce n’est pas seulement pour ça. Je suis depuis toujours comme ça. C’est une partie de moi.
Saki : Tu as pu dire ta passion au SPJ et au foyer l’Aubépine ?
James : Au tribunal, il n’y a pas d’espace pour dire « la permaculture ». Si je leur en parle, je vais être très mal vu. Ce serait mieux d’être un petit mouton.
Saki : Pourtant c’est un beau rêve à réaliser.
James : Oui, mais pas pour notre système. Je ne travaille pas, je n’ai jamais travaillé. Et c’est mal vu. On est dans une société de production.
Saki : J’ai vu que tu travaillais dans la forêt, en observant des plantes et des animaux, c’est peut-être une autre manière de travailler.
James : J’ai envie de faire une formation de guide nature. J’en ai parlé à mon assistant social du CPAS. Et il m’a dit que, de toute façon, je suis obligé de faire une formation pour recevoir de l’aide. Et donc je le fais. Mais j’ai des difficultés, car c’est trop pointu pour moi.
Saki : Tu n’aimes pas étudier ?
James : Dans notre système éducatif, on produit et distingue des élites intellectuelles et des professionnels qui s’occupent principalement des choses manuelles. Moi, j’ai fait des études professionnelles, et c’est souvent mal vu. On doit rester manuel toute la vie. La société a un intérêt que les gens ne soient pas en même temps intellectuels et manuels. Et cette manière d’étudier ne me convient pas.
Saki : Que penses-tu des projets de l’Aubépine ? Par exemple, la Fabriek’. Ils sont aussi animés par l’idée de ne pas distinguer entre les intellectuels et les manuels. Ma formation est sans doute intellectuelle, mais je fais aussi de la peinture à l’Aubépine, grâce à ce projet.
James : L’Aubépine essaie de se mettre en parallèle du système, avec le système forcément. Elle essaie de montrer aux enfants qu’il y a d’autres choses. Il y a une possibilité de déployer la nature et les animaux, parce qu’ils ont un poulailler, des canards, un cochon. Parce que c’est une campagne. Parce que les enfants peuvent se promener. Mais je pense aussi qu’il y a une volonté, derrière le fait de s’occuper activement des enfants, tout le temps des nouvelles choses. Et moi, je pense que c’est mauvais, car les enfants continuent de produire sans réfléchir. C’est très dangereux. Je peux me tromper et j’espère que je me trompe, mais dans notre société, il y a peu de réflexion. On ne peut que faire. On doit faire pour le faire. On doit continuer même si c’est un délire et si on détruit le monde.
Saki : Le projet Fabriek’ essaie de se remettre en question, pour ne pas entrer dans la logique de la production et pour respecter le rythme vivant-animal-humain. Pourtant, tu vois aussi une contradiction dans leur pratique. D’où vient cette contradiction selon toi ?
James : Je ne l’ai pas encore analysée… Mais ils sont subventionnés par l’aide à la jeunesse. Donc, forcément, ils doivent montrer certains résultats. Ils doivent le faire pour recevoir leurs subsides.
Saki : Oui, c’est inévitable de se confronter et négocier avec les mandants. Comment peut-on donner de la place à la réflexion pour encourager les projets de l’Aubépine ?
James : Ils sont déjà pas mal. Franchement ! Si tu vas dans d’autres services, tu vois que ça ne se passe pas du tout comme à l’Aubépine. Certains services fonctionnent dans le système à 200 pour cent. Il n’y a plus d’autre voie. Mais il y a encore beaucoup de choses à travailler. Je me trompe peut-être, mais parfois, j’ai l’impression que l’Aubépine essaie de créer un monde idyllique, où on ne parle pas des problèmes réels qui peuvent être lourds, mais vrais. Par exemple, je vois un manque de communication envers mes enfants par rapport à des sujets peut-être durs à entendre, mais importants.
Saki : Ils ont l’intention de ne pas s’enfermer dans des problèmes lourds qui viennent souvent du côté des adultes. Les enfants ont le droit de vivre leur enfance sans devenir rapidement adultes. Mais c’est aussi juste de dire que l’ambiance légère qu’ils essaient de construire ne doit pas nier la réalité, car ce déni renforce le faux-self des enfants. Ça peut produire un clivage fort entre le vrai-self et le faux-self. C’est toujours un point important, auquel il faut faire attention. J’ai une autre question : si maintenant tes enfants arrêtent d’aller dans cet hébergement et s’ils viennent vivre avec toi, y aurait-il un problème pour toi ? Est-ce que tu es prêt à les accueillir ?
James : Oui, c’est ce que je veux ! Mais je ne peux jamais faire ce que je veux. S’ils terminent l’hébergement, ils vont aller chez leur mère. Mais je m’inquiète encore quant à ses fréquentations en général.
Saki : Tu vois une inégalité entre les femmes et les hommes, ou plutôt entre les mères et les pères, dans l’aide à la jeunesse ?
James : Voilà, je ne la changerai pas. Je ne sais rien faire. J’ai essayé de démonter une misandrie dans cette histoire. La misandrie, c’est le contraire de la misogynie. Je vais au tribunal, et je suis le seul homme. Quand je suis allé au SAJ, j’étais entouré par sept femmes. Je ne suis pas contre les femmes, pas du tout, mais il y a des questions à se poser. Au foyer l’Aubépine, c’est un peu différent, car il y a déjà le directeur et puis certains éducateurs qui sont des hommes.
Saki : Pourquoi votre dossier est entré au SPJ, alors que tu dis qu’au début il était au SAJ ?
James : Mon dossier est entré au SPJ, car un jour j’ai crié sur mes enfants dans la rue. Mais d’abord, mon dossier était au SAJ, c’est moi qui l’ai fait entrer, en 2018, il y a trois ans. Déjà en 2018, leur maman ne venait plus chercher les enfants. Quand mes enfants étaient chez les grands-parents du côté de leur mère, ils étaient mal nourris. Et puis un jour, ma fille m’a montré une scène de masturbation et elle m’a dit que c’était le copain de sa mère qui lui avait montré ça. J’ai demandé une aide au SAJ, après avoir déposé une plainte avec l’attestation d’une psychologue. Mais, en vérité, je n’aurais jamais dû demander de l’aide au SAJ, car je suis entré dans le système et cela a rendu notre vie trop compliquée. Et puis, comme les enfants étaient instables, ils ne m’écoutaient pas. Je devais crier sur mon fils pour qu’il m’entende. Forcément, dans la rue, ça a pris du risque. Un jour, une femme nous a vus dans la rue et a déposé une plainte à la police.
Saki : Comment ça se passe avec la déléguée et le directeur du SPJ ?
James : Ils sont distants. Ils ont vu trop de choses, à mon avis. Ce que je ne comprends pas, c’est que j’entends le cri des gamins pendant la nuit dans ce bâtiment. « Arrête papa ! », etc. Je connais beaucoup de familles qui ont des difficultés de violence, mais vraiment graves. Mais pour eux, le SAJ ou le SPJ ne vient jamais, alors pourquoi moi ? Puisque je suis allé au SAJ pour leur demander s’il pouvait nous aider. Mais au lieu de nous aider, le SAJ et le SPJ m’ont simplement critiqué, disant que je donne à mes enfants des messages qui sont contre leur maman. Mais je ne savais pas dire que leur maman les aime et tout va bien, alors qu’elle ne donnait pas de nouvelles pendant six mois. Dans notre société, j’ai l’impression que la femme, on ne doit pas la toucher, la critiquer. J’ai l’impression que pour que ma voix soit entendue au tribunal, je dois être homosexuel ou transsexuel.
Saki : Qu’est-ce qui peut aider pour changer le système selon toi ? Si tu pouvais donner un conseil au SPJ et à l’Aubépine, que voudrais-tu leur dire ?
James : Premièrement, ils doivent être ouverts à la conversation. Mais écouter vraiment les familles, pas nous dire et décider ce qu’on doit faire. Deuxièmement, ils doivent être ouverts à la critique. Troisièmement, ils doivent apprendre à se remettre en question. Quatrièmement, arrêter le système entier qui peut culpabiliser les familles, en leur disant qu’elles se trompent. Le directeur du SPJ refuse de me parler. Je voulais lui parler, car la décision du juge a été le « placement » hors domicile, à savoir hors mère et père. Alors, ma question a été de savoir s’ils ne pouvaient pas habiter chez mes parents ou les parents de leur mère. Mais il refuse de me parler, car à mon avis, ma question était pertinente.
Saki : En général, les gens n’ont pas forcément de l’imagination et de la souplesse d’esprit. Selon moi, ça ne vient jamais spontanément, c’est un exercice à faire souvent à travers l’épreuve de la vie. Je pense aussi que pour les gens dits « normaux », c’est surtout difficile d’entendre les personnes qui ne souhaitent pas s’« adapter » à la logique actuelle de la société.
James : Oui. Regarde-moi. Un T-shirt complètement troué. Je peux apparaître comme un homme bizarre et dangereux. Mais en fait, je ne m’intéresse pas à leurs conseils. Tout ce que je veux, c’est de vivre heureux. Pour moi, vivre heureux, c’est par exemple cultiver des légumes, apprendre avec les gens comment le faire et ne pas participer au système de production. Si on peut produire toute notre nourriture, on est autonome et on n’a plus besoin de participer à la société de production.
Saki : Je pense que l’Aubépine essaie de donner de l’attention à ce dont tu as parlé. La création de la forme de vie qui ne détruit pas l’écosystème et l’attention à l’environnement. Dans le projet Fabriek’, on essaie d’utiliser des choses récupérées pour créer des nouvelles choses.
James : Tout à fait. Je pense que c’est à cause de cela que le directeur du SPJ a choisi ce foyer-là, car il m’a dit qu’il y aurait moins de conflit avec moi.
Saki : Je pense qu’il y a des gens qui pensent comme toi et c’est bien d’agir ensemble. Moi, ça me touche ce que tu dis. Par exemple, avant, j’ai acheté des vêtements comme beaucoup de personnes dans des magasins dits fast fashion. Mais un jour je me suis rendu compte que c’était catastrophique ce que j’étais en train de faire. Pour me faire un simple plaisir qui dure un petit moment, on exploite des Chinois, des Indiens et des Bangladais qui travaillent dans des conditions terribles et invivables, et puis on détruit la terre. Je me suis dit que je ne prendrais pas mon enfant dans mes bras avec des vêtements qui sont faits en tuant les Asiatiques et leurs enfants au quotidien. Et j’ai essayé de changer toutes mes habitudes. Mais je t’avoue que ce n’était pas facile.
James : Dans notre société, on dissocie trop le mal du bien. On essaie de ne pas voir le côté du malheur. On montre des bonnes choses à tout le monde, on cache les mauvaises choses. Mais les gens qui arrivent à supporter les deux côtés sont encore rares. Et aussi c’est difficile d’être cohérents en pratique. En réalité, moi j’adore les voitures de sport.
Saki : Oui. Je suis d’accord. C’est important de ne pas trop dissocier le mal du bien, car cette dissociation peut nous amener à penser les choses d’une manière dichotomique : on est soit du côté d’une idéalisation (super, trop bien, excitant), soit du côté d’une dévalorisation (nul, rien, pas bon du tout). Un côté peut basculer vite de l’autre côté. Quand on dit « Je souffre », cette phrase n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Dans quel sens ? Dans ce sens, d’abord, que c’est bien de la dire plutôt que de ne pas la dire si on souffre. Ensuite, si on souffre, c’est un signal que quelque chose dans la relation avec les autres et/ou l’environnement doit être changé. La maladie n’est jamais quelque chose d’anormal, il faut bien l’écouter. Ce qui est anormal pour nous les humains, c’est de ne pas sentir la souffrance du tout, ne pas tomber malade du tout. La maladie nous parle pour qu’on puisse se transformer. Ce n’est pas bien de vite « guérir » en supprimant et déniant la souffrance. J’espère que les gens comprennent que quand je dis que c’est bien de dire « je souffre », je ne parle pas du sadomasochisme. Il faut donner de la chance à la souffrance, en prenant du temps pour qu’on puisse mieux nous aider.
James : Oui. Peut-être ta culture bouddhiste sait mieux parler que nous. Ce sont les contradictions qui rendent possible de créer le chemin de la vie. Et le bien et le mal changent, ça dépend du contexte. Moi, je pense que le fait que mes enfants soient placés n’est pas une bonne chose, ce n’est pas nécessaire pour notre famille. On donne de l’« aide » pour perturber le « corps » de notre famille. Mais il y a des enfants qui ont vraiment besoin d’être placés et, dans ce cas-là, le « placement », c’est vraiment bien. Il y a toujours des parents qui tombent malheureusement dans des drogues, des violences et des maladies. Ça dépend de l’entourage familial.
Saki : Qu’est-ce qu’une famille pour toi ?
James : Impossible de répondre objectivement. C’est vraiment vaste comme question.
Saki : Je l’ai posée à un travailleur de l’Aubépine. Il m’a répondu que c’est une musique, La Fa Mi(lle)
James : Il n’a pas tort (rire). Mais je pense que ce qui est important, c’est l’intimité partagée. Je suis content quand les enfants sont entourés par des bonnes personnes, que ce soit la famille ou les autres, pour moi il n’y a pas d’importance. Ils peuvent librement choisir avec qui ils veulent être. Mes enfants peuvent vivre au foyer avec les autres personnes et ils peuvent faire des expériences avec eux. En même temps ils ne peuvent pas vivre avec moi, donc ils sont privés de certaines expériences.
Saki : En tout cas, c’était très intéressant et une grande surprise pour moi, de faire l’expérience d’une marche dans la nature avec toi ce matin. Découvrir la hutte des castors !
James : Oui, je voulais te montrer que ce qui est important dans la nature, et donc pour l’être humain, c’est juste de faire une distance entre ce qu’on est en train de faire et ce qui est en train de se passer.
Saki : Faire un aller et retour entre le soi-même et les autres, entre nous et les autres vivants.
James : Ce avec quoi je ne suis pas d’accord, c’est que les gens de l’aide à la jeunesse me disent que je dois faire un « effort » pour lutter. Mais lutter contre quoi et pourquoi ? Ils me l’ont dit, parce qu’ils me regardent dans leur système et dans ce système je suis au plus bas. Mais il y a aussi une autre manière de voir le monde.