Comme dans toutes les institutions, le dessin d’un homme avec un masque est collé sur la porte d’entrée de l’Aubépine. Nous sommes dans une période de confinement, à cause de minuscules virus vivants appelés Corona. Quand on regarde attentivement cet homme, d’une affiche devenue tellement banale aujourd’hui, on peut observer que, à l’Aubépine, ses cheveux sont colorés en roux. En Occident, les cheveux roux ont eu longtemps une connotation péjorative. Le mélange rare et mystérieux de blond et de rouge a produit l’idée sociale d’« ADN mauvais ». Dès l’Antiquité grecque, égyptienne ou romaine, les roux ont été associés à l’anormalité, au mensonge, à la sorcellerie et à la « trahison » de l’humanité. La société médiévale a discriminé les roux comme étant des sorciers et en les considérant comme quelque chose d’inquiétant, qui déstabilise la norme sociale.
Pourtant, l’Aubépine s’identifie à la figure de cette minorité des gens ayant les cheveux roux longtemps discriminés en Occident. En Orient, les cheveux roux ne sont que des cheveux roux. C’est une couleur parmi tant d’autres. Moi, quand j’entends ce mot « roux », je pense au « loup ». En effet, les Japonais ne savent pas distinguer entre R et L. Roux et Loup. J’imagine un grand loup-garou dont le poil est roux.
Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, le devenir minoritaire est un exercice à faire pour qu’on puisse avoir accès à l’altérité qu’on ne peut pas réduire à la norme. Cela veut dire que la minorité nous révèle une vérité brute : l’être humain est fondamentalement insaisissable dans un langage fait une fois pour toutes. Cette dimension insaisissable, notons-le, peut déstabiliser les normes existantes. C’est pourquoi, pour empêcher que cette dimension de l’homme se réalise, chaque société tente de mettre une frontière entre le normal et l’anormal. Ceux qui n’arrivent pas à entrer dans la norme sont punis par la société, qui les considère comme étant des démons.
Le dernier jour de mars, l’équipe Fabriek’ de l’Aubépine a répondu à un appel à projets artistiques. Leur projet vise la création collective d’œuvres d’art avec les jeunes et avec tous ceux qui souhaitent s’y engager. Le projet s’appelle « Les sorcières du bois de Chamont ». Avec Deleuze et Guattari, nous pourrions dire que l’Aubépine s’engage dans un exercice de devenir-minoritaire. L’équipe Fabriek’ souhaite construire six figures de sorcières et les installer en Ardennes. Plus précisément, elle a choisi le bois de Chamont, situé dans le parc naturel régional des Ardennes, où existent de nombreuses histoires et légendes sur les sorcières. Les sorcières les séduisent justement à cause de leur force magique. La magie n’est possible qu’en acceptant l’excès de la singularité de l’être humain.
La figure de la sorcière, symbolise aussi une femme libre et puissante que certains organes de la société craignaient. En condamnant leurs actes et leurs existences, ils ont intensifié le mysticisme du lieu1.
Il importe de souligner la dimension politique présente dans ce passage lorsqu’il y est question de l’exclusion de la société. Les sorcières sont exclues de la société, vu leurs actes jugés inacceptables. Or, elles ont leur manière de créer une communauté dont le fonctionnement ne peut se réduire, ni à la logique de l’État-nation, ni à celle de la famille ou de la religion. La communauté des sorcières relève d’un devenir soi-même que les institutions centrales refusent d’accepter, dans le but de gérer et contrôler la vie d’une population dans son ensemble. Devenir-minoritaire, c’est sortir de chez soi, de la normalité imposée par le cadre des institutions centrales. C’est aussi essayer de retrouver une présence, un être-là en se connectant à la vie. En fait, il ne s’agit pas d’un processus de subjectivation, mais, au contraire, d’un processus de désubjectivation entendu non pas au sens négatif du terme, mais dans le sens du refus d’oublier l’intense dimension de la singularité et de la présence.
Quand j’ai participé au projet, six sorcières très grandes avaient été déjà bien composées par plusieurs morceaux de bois. Elles étaient debout devant moi. J’étais avec trois jeunes : Maria, Lola et Lisa. Elles n’avaient pas l’air motivées de participer au projet Fabriek’. En effet, elles m’ont raconté qu’elles n’aiment pas le cours d’art de leur école, car leur professeur décide ce qu’il faut fabriquer. Il y a trop d’attentes, de contraintes et de jugements.
Maria nous a raconté qu’un jour, dans un cours d’art, les élèves ont travaillé pour réaliser une chambre idéale. Maria a eu l’idée de fabriquer un lit en triangle, mais son professeur lui a dit « Ce n’est pas normal ! Le lit en triangle n’existe pas ! » Non seulement on lui a empêché de créer le lit qu’elle voulait, mais elle s’est de surcroît sentie jugée par son professeur qui lui a imposé ce que l’on peut appeler « la normalité », si tant est qu’il y en ait une. Le lieu d’art s’est transformé en un lieu de normalisation sociale. Et le professeur est devenu un contrôleur culpabilisant de cette normalisation.
Cet après-midi-là, Elsa nous a proposé de fabriquer des accessoires pour les sorcières. J’ai décidé de créer la crinière d’un animal qui produit des plantes. Quand j’y pense maintenant, je voulais peut-être construire quelque chose d’ « anormal », pour être solidaire avec Maria. Mais à vrai dire, c’était tout simplement un geste spontané qui m’a rendu heureuse. En tout cas, j’ai dit aux filles mon désir de fabriquer une crinière : « Quoi ? » « Bah, la crinière d’un cheval qui produit des plantes ! » « Mais, une crinière, c’est pour les animaux! » « Oui, mais nous sommes aussi des animaux. Et puis les sorcières peuvent peut-être voyager entre plusieurs régimes d’être différents les uns des autres. Un jour, ils sont un renard, un autre jour, un poisson ». « Ah, mais oui ! Les plantes, c’est pour faire des médicaments ». « C’est bien pratique si les sorciers ont une crinière, car ils font de la médecine avec les plantes ». « Non, ce n’est pas de la médecine, c’est de la magie blanche ».
Maria a éclaté de rire. Elle a eu l’idée de faire un grand livre bleu pour une sorcière. En effet, les sorcières ont leur propre savoir qui n’était pas celui de l’école. Les connaissances des sorcières sont beaucoup plus riches. Lola a eu une résonance avec cette idée de Maria, toutes les deux ont commencé à travailler pour réaliser le livre.
Lisa voulait fabriquer la queue d’un animal avec moi. Nous avons tout d’abord trouvé une grosse chaîne en fer dans un atelier. Ensuite, nous avons fabriqué, en métal, plusieurs feuilles et des fleurs. Et puis nous les avons attachées sur la chaîne. En faisant la queue, Lisa m’a raconté son rêve de voyager.
C’est avec Aïda, une jeune fille artiste et espagnole, que j’ai discuté de ce projet concernant les sorcières. Elle fait un volontariat européen dans le cadre de l’association des Compagnons Bâtisseurs, qui offre aux jeunes la possibilité de faire un volontariat dans un autre pays que celui d’origine.
L’Aubépine accueille chaque année des volontaires européens grâce à cette collaboration avec les Compagnons Bâtisseurs. Cette ouverture aux voyageurs-étrangers aide les jeunes et l’équipe à faire l’exercice de devenir soi-même tout en sortant de chez soi.
1 Appel à projets de la Fabriek’ « Les sorcière du bois de Chamont ».