Dans le dialogue avec François, il a été question du mouvement et du rôle que jouent les lieux, ainsi que les réseaux qu’ils forment, dans le développement des enfants. Dans ce qui suit, je voudrais insister sur l’idée que le lieu peut être construit. Sans doute cette idée a déjà été évoquée précédemment. Néanmoins, elle mérite plus d’attention. J’aimerais développer cette idée à partir d’un projet particulier du Foyer l’Aubépine. Il s’appelle la « Fabriek’ ».
Nous fabriquons des lieux et des choses pour diverses raisons. On fabrique un banc pour se reposer, on construit un espace pour se rencontrer, on aménage un lieu de vie pour se sentir à l’abri. Si un petit enfant est dépendant des milieux où il est né, avec l’âge, un jeune peut apprendre que les milieux sont construits et donc transformables. Il n’est pas nécessaire d’être enfermé dans un lieu où nous ne nous sentons pas bien. Il n’y a aucun destin déterminé. Nous sommes fondamentalement libres de décider où et comment nous vivons. Apprendre à vivre cette liberté est d’autant plus important pour les jeunes qui ont vécu dans un milieu comme dans une « prison ».
La Fabriek’, c’est partir de rien et pouvoir arriver à tout. C’est transformer une feuille blanche en un projet réalisé et utilisé. C’est se dire, pratiquer et expérimenter que « tout est possible ». C’est avoir le projet que le jeune rencontre et expérimente, par la Fabriek’, une interaction sécurisante et continue, en termes d’énergie créative collective. C’est aider le jeune à diversifier les occasions de se donner de nouvelles intentions, à pouvoir, à son rythme et en bénéficiant entre autres de ces supports énergétiques, s’engager à devenir celui qu’il-elle souhaite et rêve1.
Le projet Fabriek’ de l’Aubépine a pour vocation d’apprendre aux jeunes et aux adultes, le plus concrètement possible, la liberté d’habiter le monde de multiples façons. Dans cette pratique, le sens de la transformation de l’homme à travers la transformation du milieu est lisible. Il s’agit donc d’une pratique révolutionnaire, comme le dit Marx.
La coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire2.
Mais, contrairement à l’image générale de la grande Révolution que nous donne à voir Marx, à l’Aubépine, la révolution se fait à travers les « petites » activités du quotidien. En ce sens, cette vision s’approche du marxisme de François Tosquelles :
Je ne me suis jamais engagé dans la recherche de quelque chose de radicalement neuf. Jamais je n’ai parié sur le métier d’inventeur. Je n’ai jamais pensé à construire et faire valoir quoi que ce soit qui puisse être breveté. Je penche plutôt du côté des plagiats ou, si on veut, du vol d’idées que je glane n’importe où et qui me semblent constituer de petits cailloux qui peuvent être utilisés dans ma tâche3.
Dans le projet Fabriek’, les jeunes peuvent construire quelque chose : une niche, une chaise, un œuvre d’art. Chacun peut le nommer comme il le souhaite. Mais les jeunes peuvent aussi faire un jardin ou semer des fleurs. Un enfant peut peindre le mur de sa chambre avec la couleur qu’il aime bien. Ce qui est original dans le projet Fabriek’, c’est qu’il se distingue des ateliers qui s’ouvrent régulièrement une fois par semaine. Il est ouvert tous les jours pour les jeunes du foyer, mais aussi pour les jeunes qui viennent de l’extérieur, les volontaires, les membres de l’équipe… Tout dépend de chaque acteur, des rencontres, du temps, des objets qu’on a à sa disposition, du climat aussi.
Le jour où j’ai participé à une activité de la Fabriek’, j’étais très fatiguée. Je n’avais pas beaucoup d’élan pour m’y engager. On était 8 : Elsa, la responsable du projet Fabriek’, Aïda, une volontaire, trois jeunes filles, Claire, Lilly et Maya, Laurens, un assistant social de l’AMO Le Cercle et enfin moi. Plus tard, Simon, un autre volontaire, est venu pour nous rejoindre.
C’était un jeudi. Maya et Lilly ont participé au stage de #Chacun sa yourte avec Laurens, l’animateur du stage. Dans le cadre du stage, le jeudi est réservé à l’immersion. Mais cette semaine, le temps de préparation était si court que ce n’était pas possible de la faire. Alors, on a décidé de faire une activité Fabriek’. Claire, une jeune de l’Aubépine nous a rejoints, car son école était fermée ce jour-là.
Le matin, on a mangé ensemble dans la yourte, des pains au chocolat que Laurens avait achetés. Quand il est sorti de la boulangerie, il s’est rendu compte qu’il avait oublié d’acheter un pain pour son enfant. Alors il y est retourné. C’est à ce moment-là que Laurens a pensé à nous et a acheté les pains au chocolat. Ma fatigue s’est un peu dissipée, en regardant comment les jeunes mangeaient.
Ce jour-là, Elsa et Aïda nous ont proposé deux activités artistiques : faire une fresque derrière la Yourte, avec plein de couleurs, et fabriquer une sculpture composée de plusieurs planches de bois. L’idée était que chacun crée quelque chose avec une planche de bois, pour ensuite rassembler toutes les planches en tant que sculpture.
Claire, Lilly et Aïda se sont engagées avec beaucoup de joie à faire la fresque. Après une heure, leurs t-shirts étaient vivement colorés. Maya et Laurens étaient dehors, à côté d’un atelier du projet Fabriek’. Tous les deux ont réfléchi à comment créer un socle pour soutenir toutes les planches du bois. Ils ont réussi plus tard à construire une belle fondation solide.
Comme je me sentais épuisée, j’étais dans l’atelier, dans une partie obscure. En entendant les autres, comme le son d’une musique, je travaillais une planche de bois. La sensation de toucher le bois était agréable. J’ai eu le sentiment que la « Fabriek’ » n’est pas un projet à proprement parler, mais une tentative, donc un art. Deligny dit que « L’art est esquive. […] L’art est détour pour rien »4. Ces mots résonnent bien avec ce que dit François :
Je crois en les détours. Et en aucune véritable programmation. L’art de se laisser guider par l’intuition et la confiance en la magie, entre les nombreux soutiens et les bons conseils des personnes rencontrées chaque jour quand on sort de son lit, c’est passionnant. Hier j’ai rencontré David qui est forgeron et qui a forgé avec moi le premier socle en fer des sorciers. Ses mots et ses gestes étaient magiques. Il pourrait nous donner quelques jours de formation sur le fer. Pour mieux se former au faire5.
Je me suis rendu compte que la planche de bois que je travaillais pouvait prendre beaucoup de formes différentes. Mais je ne savais pas comment les réaliser. C’est ainsi que Simon et Elsa m’ont aidée. Je suis sortie dehors avec eux pour réaliser ce que je voulais expérimenter. Ainsi, je suis sortie d’une petite place pour réaliser mon désir.
Tout le monde circulait dans plusieurs espaces. J’ai assisté à la naissance d’un réseau à l’intérieur de l’Aubépine. Je suis sortie pour demander de l’aide à Simon et Elsa. Maya, timide au début, est allée aussi participer à la fresque avec les autres filles. Et puis, tous les participants sont allés dans l’atelier pour créer quelque chose avec les planches de bois. Lorsque Claire, la jeune fille de 16 ans, s’est fatiguée, Elsa a assuré le cadre du travail en veillant à la sécurité de chacun. À la fin de la journée, nous avons regardé ensemble la fresque et la sculpture. Laurens a donné la parole à chacun pour que l’on puisse parler de notre vécu. Tout le monde a pris la parole d’une manière libre.
Selon l’équipe de la Fabriek’, il y a 5 axes définissant la philosophie du Projet Fabriek’ :
- le soutien de l’attachement, donc de l’engagement des jeunes ;
- le soutien de formes expérimentales à priorité pratique d’organisation du travail entre adultes ;
- le soutien de l’artiste en chacun de nous ;
- le soutien de l’environnement ;
- l’ouverture, l’inclusion, le décloisonnement.
1’. Les jeunes peuvent s’attacher à une activité, à une personne, à un autre jeune, mais aussi à l’odeur du bois, à la sensation de la terre, au son d’une machine… Le projet se construit dans une ambiance où les jeunes peuvent s’enrichir afin de construire des choses.
2’. La Fabriek’ est également conçue pour les adultes. C’est un endroit où les adultes peuvent expérimenter de nouvelles activités. Cette expérience favorise le changement de l’image du travail comme routine. Nous pouvons toujours continuer à créer un espace et une dynamique de travail pour nous occuper de notre devenir.
3’. Il est important de revoir la distinction entre le travail intellectuel et le travail manuel, mais aussi entre artiste et non-artiste. L’équipe est convaincue que tout le monde peut devenir artiste, si on arrive à faire un détour pour rien.
4’. L’équipe de la Fabriek’ utilise le plus possible des matériaux récupérés. Cela permet d’apprendre que nous devons être responsables et respectueux envers les autres êtres humains, mais aussi les animaux et l’environnement. En même temps, nous pouvons comprendre que la créativité n’est pas l’apanage des riches.
5’. Le projet est ouvert à tout le monde, sans discrimination, à condition que l’activité proposée soit pour les jeunes et avec les jeunes. Les personnes de l’extérieur sont les bienvenues, car l’équipe de la Fabriek’ souhaite que cette activité favorise les rencontres. Il s’agit d’esquiver les places pour ne pas se fixer dans un seul lieu et pour se maintenir en mouvement.
Nous pouvons aborder ces points du projet à partir d’un autre angle. A l’Aubépine, il n’est pas rare que les enfants et les jeunes s’expriment de manière agressive. C’est pourquoi il faut réfléchir sur les modalités de les accompagner. Comment transformer la destructivité en créativité chez les enfants ? Le projet Fabriek’ est comme un environnement suffisamment sécurisant et bon, où les enfants peuvent exprimer leur agressivité et en même temps chercher un compromis dans la réalité pour éviter le danger de la destruction. C’est grâce à ce milieu qu’un espace de jeu peut naître et permettre de travailler les pulsions agressives, tout en les mettant au service de la construction. Les enfants qui ont vécu la maltraitance, la violence familiale, etc., n’ont pas eu l’occasion de vivre le sentiment infantile magique de la toute-puissante dont parle Winnicott. Or, ce sentiment, il faut, selon Winnicott, le reconstruire, en offrant aux enfants un espace du jeu pour qu’ils puissent utiliser leur agressivité d’une manière constructive.
Le jeu […] offre des possibilités infinies. Il permet à l’enfant de faire l’expérience de sa réalité psychique, nécessaire pour que se développe en lui le sens de sa propre identité et où il trouvera l’agressivité aussi bien que l’amour. La maturation affective offre à l’enfant une importante alternative à la destruction, à savoir la construction6.
C’est dans cet espace de jeu que les enfants retrouvent l’espoir qui leur permet d’ouvrir leur propre champ de possibles. En ce sens, la Fabriek’ est un lieu de « magie » et d’« émerveillement » pour les jeunes. Les jeunes de l’Aubépine connaissent même plus de choses pour leur âge. Déjà, dans l’institution, il y a des règles à respecter pour vivre ensemble. Mais aussi, par exemple, un enfant qui voulait vivre avec ses parents affronte l’impossibilité de vivre avec eux. Le monde de magie a disparu trop tôt.
En fait, les enfants doivent vivre suffisamment longtemps une belle illusion de la toute-puissance, pour qu’elle crée une base de protection psychique. Ce narcissisme primaire, dont le but est de conserver et faire durer la vie, est fondamental pour soutenir la vie. Par exemple, en général, nous pouvons vivre notre quotidien sans craindre la mort. Nous pouvons agir comme si la mort ne nous concernait pas. D’une certaine manière, les personnes anxieuses, qui craignent toujours la mort, sont plus réalistes, mais « troublées ». Pourquoi est-il possible de rester tranquille face à la mort ? Parce que, justement, nous avons ce narcissisme primaire qui affirme la vie avec puissance. Or, les jeunes qui viennent à l’Aubépine ont vécu des situations où ils ont été réduits à l’impuissance.
L’équipe de la Fabriek’ tente donc d’offrir aux enfants une possibilité de reconstituer le narcissisme primaire. Dans ce lieu d’expérimentation cadré et sécurisant, beaucoup de choses sont possibles. À travers l’art et le jeu, les enfants peuvent vivre le sentiment qui nous lie à l’univers entier, à ce Tout. Il s’agit du grand mythe de la toute-puissance. Ce mythe est nécessaire, surtout au début de la vie humaine, mais il continue de nous soutenir durant toute notre vie. L’art est l’un des moyens les plus adéquats pour re-vivre ce monde du « tout-est-possible ».
Selon l’équipe du projet Fabriek’, cette « magie » n’est pas importante seulement pour les enfants, mais aussi pour les adultes :
J’avais été confronté à « beaucoup » de travailleurs que j’ai ressenti « morts », dans le sens figés dans un travail routinier, fixe, inamovible, « on a toujours fait comme cela ». Et, une façon effectivement de soutenir la présence de vie au sein d’un collectif, avec beaucoup d’autres moyens (l’attitude, les couleurs, les constructions, les espaces, les actions, etc.), c’est de construire une forme de possibilité collective de ressentir de la vie ensemble = la Fabriek’.
la Fabriek est un pari qui dit qu’un adulte travailleur, tout comme un jeune accueilli et en droit de l’être, a des possibilités, chaque jour, chaque matin, de se sentir « bien » (malgré le poids du travail, malgré la lourdeur des institutions, malgré la souffrance vécue par le jeune en famille, etc.), et de faire « droit quotidien » présent en chacun de nous, le germe d’une nouvelle idée, d’un nouvel apprentissage, d’une occasion de grandir et de s’épanouir7.
Le projet Fabriek’ autorise à éprouver le plaisir et la joie dans diverses activités pour les jeunes et les adultes. J’ai pu en discuter avec Elsa, ouvrière polyvalente et assistante de projets, en pointant la notion d’espace et de son ouverture.
1 État des lieux du « projet Fabriek’ », 24 février 2021. Voir aussi le reportage: https://www.lavenir.net/cnt/dmf20210621_01590871/la-fabriek-de-l-aubepine-bricole-de-l-espoir-a-grande-echelle.
2 Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in Œuvres III. Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 1031, souligné par l’auteur.
3 François Tosquelles, l’enseignement de la folie, Paris, Dunod, 2014, p. 148.
4 Fernand Deligny, Le Croire et le Craindre, in Œuvres, L’Arachnéen, Paris, 2007, p. 1152.
5 La parole de François.
6 Donald W. Winnicott, Agressivité, culpabilité et réparation, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 34, souligné par l’auteur.
7 La parole de François.