À l’Aubépine, au lieu d’utiliser l’expression « prise en charge », on dit « prise en compte ». On compte sur toi en tant qu’acteur. On te compte parmi nous. On ne t’exclut pas d’ici. Cela veut dire également que tu peux compter sur nous. Un espace de singularisation s’ouvre : « chaque personne compte et compte pour d’autres »1. Il est ainsi possible de nouer des liens avec les autres, car ces autres te considèrent comme quelqu’un de capable, t’écoutent et te voient différemment. Mais le mot « compter » a aussi un autre sens oublié dans notre époque contemporaine. En fait, les verbes « compter » et « conter » ont la même origine en latin. Ainsi, on peut entendre « prise en compte » comme « prise en conte » : chaque personne est considérée comme ayant une histoire qui peut s’intégrer dans le récit collectif de l’Aubépine. L’Aubépine est un lieu où on accorde une attention spécifique à l’histoire des jeunes pour (re)construire leur chemin et récupérer la dimension du devenir, devenir un sujet de sa propre historicité.
Ce qui a fondamentalement manqué aux enfants-résidents de l’Aubépine, ce n’est pas simplement un apport matériel ou affectif, mais surtout les multiples occasions comme champ d’expérience au sens de « faire l’essai de »2.Je parle des occasions pour rencontrer les autres et affronter l’altérité, (re)trouver mes passions, m’engager dans le travail nécessaire pour me découvrir en me transformant. Mais ces occasions me permettent aussi de faire l’effort d’aller jusqu’au bout de mes émotions – la colère, la tristesse, le désespoir – pour les accepter, les partager et les transformer. Souvent, les enfants subissent les conséquences de la privation de la possibilité même d’un évènement singulier qui peut leur permettre de construire leur devenir. Les occasions perdues se manifestent fréquemment dans un silence « assourdissant ». Quand c’est celui-ci qui domine, les chemins de vie se transforment en routes sans issue au bout desquelles les individus sont condamnés à rester prisonniers des images négatives de soi : « je suis nul, mauvais, je ne vaux rien ».
Un jour, en mars, Alice avait dormi tard à l’Aubépine. Je l’ai croisée dans le couloir. On s’est dit bonjour avec un grand sourire. J’ai ressenti de la gaieté qui circulait entre nous. Le premier jour de notre rencontre, elle m’avait demandé si je retournais dans mon pays le soir même. Je lui ai répondu que non, car ça prend 13 heures en avion pour aller au Japon. Alice avait été surprise et a ri avec moi.
Alice avait tranquillement mangé son petit déjeuner. Et puis, elle a aperçu qu’Elsa, ouvrière/assistante de projets, et deux volontaires étaient en train de travailler. Eux non plus, ils n’ont pas d’accès aux dossiers des jeunes. Ils taillaient des haies et des arbres. Aïda, une volontaire espagnole n’arrêtait pas de rigoler. Elle a vu sans doute Émilien, un jeune volontaire qui vient d’arriver à l’Aubépine. Il chante souvent avec une petite voix. Alice est sortie pour les rejoindre. Pourquoi ne pas rigoler avec les autres ? N’est-elle pas, elle aussi, capable d’utiliser une machine pour couper les arbres ? Elle peut aussi occuper à sa façon la maison où elle habite. Pour Alice, ce n’est pas facile de faire un pas vers le dehors, vers les autres.
Alice a été refusée par 17 institutions avant d’être acceptée par l’équipe de l’Aubépine. Une déléguée du SPJ avait beaucoup de mal à trouver une institution après son séjour en IPPJ3. Même la psychiatrie a refusé de la prendre en charge à cause de « sa crise agressive ». Les papiers officiels la concernant « parlent » sans cesse de sa violence. On n’arrête pas de parler de son manque de maîtrise pulsionnelle et de son trouble, comme si la violence était son identité naturelle : « Alice, 14 ans, violente ».
Or, à y regarder de plus près, on peut légitimement soutenir qu’un jeune jugé comme violent souhaite détruire et casser son identité négative donnée par les autres. Il devient donc violent pour résister aux images renvoyées par les autres. En même temps, nous pouvons dire qu’il répond avec une attitude provocante à cet autre, pour confirmer l’image selon laquelle il serait violent. Car c’est mieux d’être reconnu par l’autre que de ne pas être reconnu du tout. Il ne faut pas oublier que l’existence se construit dans les rapports aux autres. Dans le mot « ex-ister », il faut mettre en évidence le préfixe « ex » : l’extérieur, vers les autres. Je ne suis qu’en étant avec les autres. C’est pourquoi la présence et les regards des autres comptent tellement : ceci est d’autant plus vrai dans le cas des enfants qui ont besoin des autres jusqu’au moment où ils peuvent se voir positivement pour se soutenir. Dans certains cas négatifs, les individus acceptent d’exister soi-disant dans une « poubelle » plutôt que de ne pas exister du tout. Le jeune est pris dans un cercle vicieux qui risque de renforcer l’idée négative qu’il a de lui-même.
Après avoir passé un entretien au SPJ, Alice a obtenu le droit d’aller chez son père qu’elle aime. N’ayant pas de domicile, son père n’a pas pu accueillir sa fille chez lui. Sa mère avait du mal à demander une aide, mais, lors de cet entretien, elle a enfin pleuré dans une petite salle du SPJ. La déléguée a passé une boîte de mouchoirs à la mère. Et puis, c’est Alice qui a commencé à pleurer. Le directeur du SPJ était en train de dire qu’Alice ne savait pas respecter le programme établi. Elle avait la tête baissée. Elle a caché son visage. J’ai attendu longtemps que la déléguée passe à nouveau la boîte de mouchoirs à Alice, mais elle ne l’a pas fait. Du coup, j’ai passé une boîte de mouchoirs à la mère pour qu’elle puisse la repasser à sa fille. Oui, actuellement la mère ne sait pas embrasser sa fille à cause de la tension tellement grande qui les sépare. Mais pourquoi ne pas passer au moins un petit truc à sa fille ? La mère lui a passé le mouchoir avec une main hésitante. Alice l’a pris avec une main qui cherche son droit de recevoir. Elle s’est calmée après s’être mouchée.
Avec Alice, sa famille et François, le directeur de l’Aubépine, le directeur du SPJ a décidé un nouveau programme d’aide. Mais parler était trop difficile pour Alice et sa famille. C’est François qui a essayé de les soutenir. Ils sont là à travers la voix de François qui a joué le double rôle de médiateur et traducteur. D’ailleurs l’Aubépine est aussi un acteur qui joue le rôle de médiateur, car elle est pour Alice un lieu de soin pour permettre une pause entre les deux maisons de ses parents. La lourdeur de l’ambiance familiale est mise entre parenthèses à l’Aubépine, un endroit qui donne à Alice l’occasion de s’engager différemment dans d’autres types de relations lui permettant de devenir ou de commencer à devenir l’acteur de son destin. Ce devenir acteur peut être situé sur le double niveau que nous avons déjà mentionné : l’Aubépine prend en compte une personne pour qu’elle puisse (ra)conter son histoire et apprivoiser le réel où elle pourra à nouveau habiter.
À la fin de l’entretien, Alice s’est soudainement levée et est allée devant la déléguée. En fait, elle est allée pour jeter son mouchoir dans une poubelle se situant juste devant la déléguée, comme si Alice voulait dire quelque chose à sa déléguée. François a réagi tout suite au mouvement d’Alice. Il a dit qu’Alice lui avait fait savoir dans une salle d’attente que les personnels du SPJ sont très souvent en retard. Ça peut lui donner l’impression qu’Alice n’est pas importante. François a ajouté en disant que nous, les adultes, pouvons faire de notre mieux pour exercer notre responsabilité. Ce n’est pas juste qu’on responsabilise seulement les jeunes.
Quand Alice est revenue de chez son père à l’Aubépine, elle a croisé dans le jardin Émilien, le jeune volontaire avec qui elle a travaillé pour couper les arbres. Princesse, le chat de l’Aubépine, suivait tout le temps Bernard. Il aime beaucoup les chats et les laisse venir vers lui. Alice a pris la parole pour dire que Princesse a été le chat bien aimé de son père. Mais comme son père ne savait plus s’occuper du chat, il est venu à l’Aubépine. Émilien savait que ce qu’elle disait n’était pas vrai, car le chat était depuis longtemps à l’Aubépine. Est-ce qu’Alice ment ? Est-elle folle ? Ce n’est pas difficile de la juger comme folle, menteuse ou perdue. Mais quand nous sommes prêts à prendre en « compte/conte » cette fille, on peut entendre autrement cette histoire. Ce n’est qu’une hypothèse : elle raconte un conte qui concerne son histoire. Alice suit le garçon comme le chat, car elle veut devenir son amie. Alice est comme ce chat dont le père ne savait pas s’occuper malgré son amour. Il l’a confié à l’Aubépine. J’ai l’impression qu’elle raconte une certaine vérité dans une forme imaginaire de conte. Elle essaie aussi de jouer avec la réalité qui suscite en elle tellement de souffrance et de sentiments d’abandon.
Ce n’est pas facile d’accepter la réalité souffrante du réel, mais sous une forme de conte, il serait peut-être possible d’accepter de soigner les blessures provoquées. L’Aubépine est cet endroit où les récits de vie peuvent se réécrire différemment afin que le rapport à soi puisse être modifié. Mais il faut également préciser que le quotidien est, à l’Aubépine, comme une scène de combat pour sortir d’une représentation mauvaise de soi-même et pour reconstruire une autre image de soi, plus lumineuse et sereine.
1 Jean Oury, Le Collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, Nîmes, Champs social éditions, 2005, p. 148, souligné par l’auteur.
2 Jean Oury, Onze heures du soir à la Borde, Pairs, Galilée, 1980, p. 292.
3 Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse.