Dialogue avec Elsa, ouvrière polyvalente et assistante de projets
Le hasard a amené Elsa à l’Aubépine, en 2017. Elle voulait devenir meunière dans un moulin où l’on fait de la farine de blé. Son désir profond n’a pas disparu : fabriquer la base qui nous nourrit. Dans le cadre du projet Fabriek’, c’est particulièrement elle qui aménage la maison. Elsa ne travaille jamais dans la vitesse, car elle sait que l’aménagement des milieux et des relations ne se fait pas sans respecter les rythmes de chacun. Ce n’est pas le planning qui guide la fabrication, mais l’inspiration, la sensibilité d’un enfant, la rencontre avec les gens, la douce lumière du printemps, aussi bien que la dureté des objets de fer. Le mouvement de son travail construit les conditions nécessaires à l’accueil des enfants, peu importe leur passé et leur origine.
Par ailleurs, il importe de souligner la faible rémunération salariale des membres de l’équipe technique, alors même que ceux-ci jouent un rôle indispensable pour garantir une ambiance propice au développement des jeunes. Aujourd’hui, la nécessité d’avoir un diplôme d’éducateur peut également être un frein dans les démarches d’embauche des travailleurs compétents garantissant la diversité et la différence au sein d’une institution.
Elsa : Je travaille à l’Aubépine depuis mai 2017. On m’a laissé une place qui ne se résume pas à celle d’ouvrière, ce qui n’est pas le cas dans beaucoup de services de l’aide à la jeunesse. Et donc ça m’a permis d’apprendre vraiment le métier, d’accompagner des jeunes.
Saki : Et quand tu es venue ici, ton travail principal c’était quoi ?
Elsa : Ils avaient commencé des travaux, planifiés entre 2014 et 2019. Je suis arrivée durant cette période, là où il y avait beaucoup de travail de finition. Peindre les murs, aménager les pièces, peindre les portes. Et il y avait aussi tout ce qui touche à l’entretien extérieur. Et ce travail, il y en a toujours, c’est ce que je fais encore maintenant. Mais j’ai vite impliqué les jeunes. Et il y a eu aussi un déclic. On est en collaboration avec une AMO de Marche qui vient avec des jeunes dans le cadre d’un projet appelé Sac-Ados. Ils sont bénévoles et, pendant trois jours, on fait des activités avec eux. Ils sont arrivés et on a fabriqué des meubles tous ensemble. C’était génial, on s’est beaucoup amusés. Beaucoup de jeunes étaient là. Et donc j’ai été plongée et ça m’a plu. Et ça m’a mise en confiance aussi. Ça a créé des choses par après avec les jeunes d’ici. Parce qu’ils viennent spontanément. Ce n’est pas toujours pour participer, mais rien qu’en regardant ils participent.
Saki : Et tous les meubles, c’est toi qui les as faits ?
Elsa : Oui, on en a fait pas mal. Mais ça ce sont les projets avec les jeunes. Parfois c’était compliqué d’expliquer à l’équipe parce que ça mettait parfois des mois à se réaliser. Parfois je faisais deux heures avec un jeune, puis plus rien pendant dix jours, et puis on s’y remettait un petit peu. Et quand ils arrivaient dans le garage, ils demandaient « C’est quoi ça » ? Je disais que ça allait être une poubelle.
Saki : J’imagine que le premier but ce n’est pas de produire.
Elsa : Non, le but c’est de trouver pour chacun le moment et le rythme qui lui va et qu’il amène une touche à la fabrication. On a eu une petite de 6 ans qui est venue peindre. Elle s’est éclatée. C’était un jour où il n’y avait qu’elle. Et c’était juste génial. Elle faisait ça super bien. Mais il y avait de la peinture partout. Et ce n’était pas grave ! C’est pour ça que si on me demande s’il y a un moment pour faire quelque chose, c’est difficile de répondre parce que c’est spontané.
Saki : Et vous gardez cette spontanéité, c’est très important.
Elsa : On n’a pas le choix, ça n’existe pas autrement. Si je prévois quelque chose, il y a toujours des imprévus. Au début, cet imprévu était très perturbant, parce que je voulais faire un planning. Et puis quand j’arrivais, on me disait « Elsa, tu veux bien conduire cet enfant-là ? Tu veux bien réparer ? … etc. ». Après j’ai arrêté de faire des plannings.
Saki : Est-ce que, selon toi, cette spontanéité favorise la rencontre ?
Elsa : Ça favorise tout pour moi parce qu’on est là, à cet instant-là.
Saki : C’est la présence.
Elsa : Oui, la présence, et il n’y a pas d’obligation. Bah, il y en a toujours, on est dans un cadre professionnel. Mais au niveau du temps et du rythme, ça c’est quelque chose… Même le travail avec Émilien, je sais qu’il a son autonomie, je ne vais pas rester sur son dos en lui disant « Tu ne dois pas faire ça, tu dois faire ça ».
Saki : Et dans ce contexte, tu es évidemment là pour cadrer, mais tu ne prends pas une attitude de supériorité.
Elsa : Oui. Et ça permet la créativité à plusieurs niveaux. Parfois, on pense que la créativité c’est fabriquer quelque chose, c’est par exemple faire un dessin. Mais la créativité est aussi dans plein d’autres choses. Elle est même dans la manière de penser sa journée ou de décider de marcher. Et pour les enfants, c’est intéressant de leur permettre de construire leur rythme. C’est important aussi de leur permettre de venir quand ils en ont envie. Et tout ça participe à la créativité de leur vie.
Saki : Et c’est vous qui avez construit la yourte ?
Elsa : La yourte elle a été montée en une journée par une société. Ils ont fait tous les plans des murs et ils sont venus les assembler. Ils ont mis aussi le toit. On a fabriqué le plancher, François et moi. On a lu les plans de la société et on a monté tout. Et puis on a fait tout ce qui est isolation. Ça, on l’a fait avec plein de personnes, de l’extérieur aussi. On a organisé des chantiers avec Mic-Ados, l’AMO de Marche, pour le projet Sac-Ados. On a aussi organisé une collaboration avec une ASBL qui s’appelle Devenirs. On a organisé des chantiers participatifs.
Lui, ça l’aidait dans son boulot, moi ça m’aidait dans le mien. Et en même temps on amenait des personnes de l’extérieur pour nous aider.
Saki : Ok. Donc vous avez des partenariats avec des institutions extérieures. Avec des jeunes aussi n’est-ce pas ?
Elsa : Oui, des volontaires, turque et allemande. Et on a fait, avec tous les jeunes d’ici, l’un ou l’autre des ateliers. Il y a eu l’atelier « Vis-à-Vis », avec des jeunes qui ont un handicap léger.
Saki : Et pour toi c’est quoi la yourte ?
Elsa : Un endroit d’accueil. C’est le cocon, c’est rond et chaleureux. Cela représente tout ça.
Saki : Selon toi, quelle est la différence entre créer toute seule et fabriquer en communauté ?
Elsa : Dans cette dynamique-là, je continue à apprendre, j’apprends des autres. Quand je suis seule à travailler, je suis plus dans la dynamique d’un objectif à atteindre. Or ici ce n’est pas le même temps. Ce n’est pas la même temporalité.
Saki : L’objectif de l’Aubépine, ce serait quoi ?
Elsa : Essayer de donner une place à la personne que je rencontre à travers le travail.
Saki : Qu’est-ce que le projet Fabriek’ apporte aux enfants qui ont vécu des difficultés ?
Elsa : D’abord c’est l’image de l’énergie qui s’en dégage. Même s’ils ne le font pas, ils la voient. Ils voient cette énergie créée à plusieurs qui porte l’équipe. Rien que ça, c’est déjà quelque chose.
Saki : C’est vrai que voir comment naît la yourte, c’est un événement.
Elsa : Voilà. Et il y a des questions : ça c’est quoi ? Pourquoi il faut faire ça ? Cela ouvre l’esprit à tous les possibles. Et en même temps on voit des gens concrets engagés dans le projet.
Saki : Oui, ce n’est pas quelque chose qui naît d’un jour à l’autre. Il y a tout un processus.
Elsa : On donne l’impression d’accessibilité.
Saki : C’est vrai que moi, de l’extérieur, j’ai l’impression que les activités manuelles sont difficiles. Avant de faire de la peinture, je ne croyais pas que je pourrais le faire. Mais on l’a fait !
Elsa : Bien sûr. Et moi, ça ne fait pas longtemps que je l’ai appris. C’est en expérimentant que je sais le dire aux autres. C’est très gai de se rendre compte qu’il faut juste essayer, que les possibles sont très larges. Rien qu’en donner une toute petite idée aux jeunes, c’est magique. Ça c’est le premier objectif du boulot. Et après d’être fier, de se dire « Je sais tenir une visseuse ».
Saki : C’est aussi quelque chose de très concret, tu vois le résultat.
Elsa : Ça tient.
Saki : Oui ça tient. Il y a l’aspect objet. Ce n’est pas abstrait.
Elsa : Et ce à quoi ça peut aider, c’est aussi d’arriver à réaliser quelque chose jusqu’au bout, même s’ils ne l’ont pas fait avant tout seuls. L’idée est aussi de participer à quelque chose qu’on ne va pas laisser tomber. Qu’on ne va pas laisser tomber dans la réalité, pas uniquement dans la réflexion.
Saki : Vous tentez, vous expérimentez.
Elsa : Oui. Et puis, pour nous, c’est important de ne pas se situer dans une démarche capitaliste de rendement, de productivité. Ici, on a l’occasion d’expérimenter que c’est possible de faire autrement que ne l’impose le capitalisme. On a des outils pour faire attention à l’environnement par exemple : on n’est pas dans la logique de la consommation destructrice de l’environnement.
Saki : Et comment tu penses le rapport aux animaux ? Je crois que c’est quelque chose d’important à l’Aubépine.
Elsa : C’est important pour l’Aubépine, mais aussi et avant tout pour les jeunes. Parfois, on ne le remarque pas. On ne sait pas quel est l’attachement que les enfants peuvent avoir par rapport aux choses et aux animaux. L’attachement est quelque chose d’important. J’ai eu des surprises quand j’ai fait le constat que les canards avaient disparu. Je l’avais dit à un jeune, je lui ai dit que les canards ont disparu. Et il a été très touché. Il m’a dit « Je les aimais beaucoup, les canards ». Mais il ne le montrait pas. Ce n’étaient pas des choses qu’il exprimait. Mais quand ils ont disparu, là il s’est passé quelque chose, il a été très triste.
Saki : Je crois que le cochon Jean-Luc est un personnage important.
Elsa : Oui, ça crée des émotions chez tout le monde. Que ça soit chez les jeunes ou chez les adultes.
Saki : Les jeunes qui viennent de l’extérieur le voient et en parlent. Pour changer un peu le thème, tu parlais aussi du fait que, contrairement aux éducateurs, tu n’as pas accès aux dossiers des jeunes…
Elsa : Ici, c’est déjà un peu modifié étant donné ma position d’assistante de projets. Quand la situation le nécessite, je peux y avoir accès. Pour la nouvelle arrivante, Stéphanie m’a conseillé de m’informer et d’être au courant de sa situation. Mais je le fais à sa demande. Sinon je ne le fais pas.
Saki : Oui, parce que toi tu te concentres plus sur la présence des jeunes, sur la personne comme elle est, sans suivre son parcours administratif.
Elsa : C’est ça. Et ça me permet aussi d’avoir un recul émotionnel. De ne pas être impliquée… En fait, je ne réagis pas de la même manière si je connais leur histoire. Cela ne veut pas dire que ma présence est moins qualitative si je connais leur histoire, mais ça va être différent.
Saki : Tu préfères ne pas voir les dossiers ?
Elsa : Oui. Mais il faut que je m’adapte aussi. Dans ma manière d’aborder mes journées, l’accès à l’information des dossiers est quelque chose qui s’ajoute à mon programme qui est déjà assez chargé. Par exemple, je n’arrive pas à tenir un agenda, tellement ça peut changer, l’organisation des journées. Au final, je me laisse guider par l’intuition.
Saki : C’est intuitif, mais du coup tu ne sais pas exactement où tu vas arriver.
Elsa : Oui. Mais c’est comme ça qu’on laisse de la place à l’autre, à l’humain. On peut rater beaucoup de choses si on fait de manière têtue ce qu’il faut faire.
Saki : C’est comme s’il fallait cadrer le hasard, programmer l’imprévisible. Il faut comprendre que l’imprévu peut arriver, il faut être sensible par rapport à ça.
Elsa : Et quand on est en train de travailler pratiquement, il faut accepter aussi d’avoir moins d’exigences, pour ma part, dans le travail avec les autres. Ça c’est quelque chose qui se fait au fur et à mesure et dans les rencontres. Ce n’est pas moi qui dois passer, ce ne sont pas mes exigences. Ce n’est pas ‘l’objectif de’. Oui j’aimerais bien que les personnes soient en sécurité. Mais à part ça, il faut laisser le temps, il ne faut pas mettre de la pression. Ce n’est pas quelque chose qui est appris, c’est quelque chose qu’on expérimente, qu’on apprend chaque jour grâce aux jeunes. D’ailleurs je leur ai exprimé ça, surtout aux bénévoles de Sac-Ados. C’était très chouette de pouvoir leur dire « grâce à vous, j’apprends des choses et ça m’aide ».
Or l’école, telle qu’elle existe ou plutôt comme je l’ai vécue, nous enferme, ne nous donne pas l’occasion de nous exprimer. Et quand on est enfant, on est la plupart du temps à l’école. Et c’est vrai que je n’ai pas eu l’occasion de m’exprimer artistiquement à l’école. Enfin je dis « artistiquement », mais c’est la créativité… qui est partout. L’école est formatrice dans le sens formatage, elle n’est pas formatrice de la vie. Et plus j’avançais, plus je me disais que ça ne me convenait pas. Il n’y avait aucune recherche de créativité. On était une étiquette. Les profs de là-bas étaient incapables de transmettre, ils avaient de l’or dans leurs mains, mais c’était impossible pour eux de le transmettre.
Saki : Donc, dans le travail, tu penses que tu apprends, qu’il y a un plaisir. Pour toi, c’est important que l’apprentissage soit accompagné par le plaisir.
Elsa : Pour moi, il n’y a pas d’apprentissage sans plaisir. Même s’il s’agit du plaisir d’y être arrivé. Ça peut être quelque chose de difficile, mais si tu as le plaisir d’y être arrivé, c’est toujours du plaisir à le faire !