L’être humain est sculpté par de multiples contacts environnementaux personnels et non-personnels. Nous sommes très tôt engagés dans des relations hétérogènes, et nous sommes les co-créateurs de ces relations. Un bébé n’existe pas si un adulte ne s’occupe pas de lui. Inversement, le statut de parent est inexplicable sans l’existence de l’enfant. Le sentiment du Moi se développe comme un système ouvert qui synthétise l’expérience de l’individu et son environnement.
Au début de la vie, les contacts ne sont pas encore assumés à la première personne. Il s’agit plutôt d’une sensation du corps touché par l’entourage : les sons, l’odeur, la lumière et l’ombre, l’humidité et les affects ou l’énergie des vivants qui construisent l’ambiance d’un milieu. En effet, l’existence, ça commence par un « il y a » propre à un lieu spécifique. Quand on parle de l’« il y a » d’un lieu, il faut donc préciser que celui-ci n’est pas n’importe quel lieu. L’être humain a besoin d’un lieu pour résider (« rester »), mais aussi pour exister (le verbe « exister » signifie « aller dehors »). Le moi de l’existence se trouve entre le moi et le non-moi, comme le dit Henry Maldiney, « Ex-ister, c’est se tenir hors et à partir de… »1. Au début de la vie, nous habitons dans le ventre de la mère. Et puis, quand il est trop petit et donc inhabitable, on sort dans le monde. Au début de notre arrivée au monde, on essaie de coller et s’agripper au corps d’un proche qui s’occupe de nous. Et puis, petit à petit, le bébé commence à habiter un espace plus grand. Nous bougons d’un lieu à un autre, selon notre développement et nos besoins – le ventre de la mère, les bras des adultes, une chambre, l’espace entre plusieurs chambres, l’espace entre sa maison et la maison de ses grands-parents, l’espace entre la maison, la crèche et l’école… Les réseaux des lieux deviennent de plus en plus grands et complexes.
L’Aubépine est un service d’hébergement pour les enfants et les jeunes. Cela signifie que construire la qualité de la résidence est la préoccupation principale de l’équipe. Ainsi, l’équipe accorde une grande attention à l’aménagement des lieux où les enfants et les membres de l’équipe vivent au quotidien.
Quand je suis arrivée pour la première fois au Foyer l’Aubépine, j’ai d’abord visité chacun de ses lieux. Ce qui m’a frappé avant tout, c’était la lumière qui venait de partout. Chaque lieu est soigné, vivant et bien différencié2. Il y a trois portes d’entrée : la porte pour les enfants et les travailleurs, la porte pour les familles, la porte pour les personnes qui viennent de l’extérieur. Chaque chambre d’enfant a un thème différent : neige, musique, poissons… Les enfants peuvent peindre les murs avec la couleur qu’ils ont choisie, pour qu’ils puissent bien s’approprier leur espace intime. La toilette est colorée par plusieurs couleurs joyeuses – rouge, jaune, vert, blanc, etc. La lumineuse cuisine se situe du côté du grand jardin. Tout le monde s’unit dans cette cuisine intime, pour partager des gâteaux, pour prendre un café. La salle centrale du bâtiment est une salle de jeu qui s’appelle la « piscine » (le sol est coloré en bleu clair). Situer la place du jeu au centre du bâtiment est quelque chose d’important d’un point de vue symbolique. En y réfléchissant, j’entends le message de l’équipe adressé aux enfants : « Tu n’es pas ici pour être puni, mais pour jouer en tant qu’enfant ».
Dans le bâtiment, il y a aussi un local pour les familles, où celles-ci peuvent passer du temps avec les enfants. Dans la pièce, il y a un grand piano que les familles peuvent utiliser. Le rôle du piano est important car, dans cette salle, les enfants et leurs familles essaient de s’accorder, trouver ensemble une harmonie entre leurs affects et leurs besoins.
Il y a aussi des lieux qui se situent à l’intérieur du territoire du foyer. Par exemple, l’équipe a construit une yourte à côté du bâtiment principal. Cette yourte a plusieurs fonctions. L’une de ses utilités est d’organiser des activités pour les personnes extérieures. La yourte est ainsi un méso-espace. Elle est à la limite entre l’intérieur et l’extérieur du foyer. C’est ce lieu qui fait que le foyer n’est pas replié sur lui-même, ce qui veut dire qu’il garde une ouverture au monde extérieur.
L’équipe est le garant de la liberté et du droit des enfants de construire leur forme de vie en fonction de plusieurs lieux différents. L’équipe soutient l’idée que la pluralité des lieux est une nécessité vitale dans la mesure où elle aide les enfants à grandir. Mais cette liberté est aussi leur droit. En effet, la pluralité des lieux permet de (re)créer un milieu où les enfants peuvent exister sans que cette existence soit mise en péril.
L’équipe de l’Aubépine construit un réseau en distinguant trois type de lieux : la place des familles, l’espace de séjour et les lieux d’expérimentation. L’important est de pouvoir les articuler.
Lieux des familles
Les lieux des familles font partie des principaux lieux d’affection des enfants, où les affects comme l’amour, la haine, la joie, la colère, la tristesse, etc., peuvent s’exprimer. Ainsi, les familles jouent un rôle primordial dans le développement de l’affectivité des enfants, même si, dans la réalité, toutes les familles ne fonctionnent pas suffisamment bien pour remplir les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’affectivité. L’équipe de l’Aubépine respecte la place des familles, non seulement au niveau mental et psychique, mais aussi et surtout en créant ensemble, avec les familles, la place même de la rencontre, que ce soit en famille, à l’Aubépine, ou encore ailleurs. Lors d’une visite chez les familiers, l’équipe est présente pour que le lien d’affection entre les enfants et leur famille puissent continuer de se construire.
Lieux de séjour
Les lieux de séjour sont les lieux où les enfants peuvent construire leur forme de vie au quotidien pour habiter, c’est-à-dire se reposer, dormir, manger, se laver… Dans le cas de l’Aubépine, le bâtiment principal est doté d’une place de séjour. En effet, les enfants ont besoin de se sentir en sécurité, mais aussi d’avoir la possibilité de se reposer et se soigner. Il s’agit du lieu de soin, mais aussi de l’attachement. Les enfants peuvent s’attacher aux travailleurs, à leur chambre, à l’odeur de la maison, aux plats préférés, pour créer un lieu sécurisant de base. L’idée est de stabiliser le temps et l’espace pour créer une habitude. Il est important que chacun puisse se fixer, s’inscrire quelque part pour bien sentir sa limite et se situer dans son corps.
Lieux d’expérimentation
Les lieux d’expérimentation sont les lieux des tentatives. Ici, aucun objectif n’est précisé d’avance, pas plus d’ailleurs que les problèmes à résoudre. Mais cela ne veut pas dire que ces lieux sont dépourvus de sens, au contraire. Le rôle de ces lieux est justement de rendre possible la création d’un réseau de milieux grâce à l’ouverture de celui-ci. L’équipe de l’Aubépine aime dire que « tout est possible » dans ces lieux d’expérimentation. Tout y est possible, car rien n’empêche de tenter quelque chose. Ce qui veut dire qu’on peut s’y tromper en tentant quelque chose, tout en mettant en suspens les jugements de valeur. Pour ouvrir ce champ des possibles, l’important est de mettre à l’écart des idées qui nous poussent à nous fixer définitivement dans une place. Dans les lieux d’expérimentation, on ne se fixe pas dans une place. Au contraire, pour y inscrire son action, il faut prendre ses distances par rapport à ce que l’on peut appeler une « place fixée ». Dans les lieux d’expérimentation, on s’occupe de la dimension « ex » définissant l’existence. On s’ouvre vers l’extérieur en mettant provisoirement entre parenthèses le « soi ». Ce qui compte, c’est le mouvement, le trajet et enfin le voyage. Comme le dit Fernand Deligny :
Lors d’une tentative, il s’agit d’abord de quoi ? D’esquiver les places […] Une tentative esquive la surcharge, et n’a jamais prétendu vouloir tout résoudre. C’est même là qu’on se trompe à son égard. On la situe, on lui attribue une certaine « place ». D’où intervient le réflexe d’esquiver, ce qui perpétue qu’il faut ourdir. Cet « il faut » est plutôt un « il faut bien ». Il ne s’agit pas d’un impératif moral, mais d’une nécessité vitale pour ce qui concerne une tentative qui est foutue si elle se laisse fixer3.
En général, on pense qu’il faut donner une place aux enfants que l’on nomme « placés ». Certes, à l’Aubépine, on essaie d’offrir un lieu de séjour pour que chaque enfant ait sa place, par exemple une chambre. Mais, en même temps, à l’Aubépine, on tente aussi d’esquiver les places dans la mesure où on peut y construire une place nouvelle, ce qui veut dire que toutes les places sont modulables et changeables. Elles peuvent donc être faites et défaites. Pour maintenir ouverte la possibilité de faire et défaire quelque chose, l’équipe soutient l’idée qu’il n’est pas opportun d’avoir des projets réfléchis d’avance, qu’il faudrait ensuite appliquer implacablement dans la pratique.
À l’Aubépine, il existe aussi un kot, un studio où les jeunes peuvent faire l’exercice de vivre en autonomie. C’est Bernard, un garçon de 16 ans, qui l’utilise actuellement pour vivre indépendamment, à savoir faire les courses, cuisiner, accueillir ses amis. Il dit souvent « j’me casse bientôt ! ». Ce kot est un instrument d’appui, pour qu’un jeune puisse ensuite vivre à l’extérieur. En ce sens, il se situe entre les lieux de séjour et les lieux d’expérimentations.
Chaque lieu a sa propre spécificité, d’où l’importance de leur différenciation. Mais, il faut bien préciser que les trois lieux, de famille, de séjour et d’expérimentation, ne sont pas toujours séparés géographiquement. Par exemple, la cuisine peut être un lieu de séjour, mais aussi un lieu d’expérimentation. Certains jours, les enfants peuvent y manger en étant en sécurité, d’autres jours, ce lieu peut également se transformer dans un lieu d’expérimentation. Véronique, la cuisinière, a proposé un jour à l’équipe de travailler avec les volontaires porteurs de handicap. Or, un enfant de l’Aubépine avait du mal à les rencontrer, à cause de leur différence. Pour Véronique, ce garçon et les volontaires, la cuisine est devenue un lieu d’expérimentation, où la rencontre peut avoir lieu dans le respect de la différence. Aujourd’hui, le garçon qui avait du mal à accepter les volontaires porteurs d’handicap s’entend bien avec eux. François témoigne :
Avant, les enfants et l’équipe disaient « Ça, c’est le salon, il ne faut pas bouger ». Maintenant, ils sont les premiers à dire « On va utiliser le salon comme cuisine pendant 3 semaines, pour permettre un changement du salon ! ». Et la question se pose comment permettre aux enfants d’avoir un coin salon pendant 3 semaines. Par exemple, on va faire une cabane dans un coin avec des vieux tapis et des tentures, ce sera un essai. L’important, c’est qu’il y ait un lieu pour chaque besoin, qu’on le sache et défende ensemble, et qu’on change ensemble s’il le faut. Dans une direction qui est elle aussi claire (mais changeable au fil du temps), avec les familles, avec les jeunes, de façon collective et pratique4.
Les multiplicités des lieux (activités diverses, hétérogénéité des espaces, spécificité des groupes qui y sont présents) se définissent, au-delà de la logique binaire sous-tendant la distinction extérieur/intérieur, comme étant ou relevant d’un incessant mouvement.
La distinction n’est pas du tout celle de l’extérieur et de l’intérieur, toujours relatifs et changeants, intervertibles, mais celle des types de multiplicités qui coexistent, se pénètrent et changent de place5.
Constellation des personnes
L’équipe tente de construire une pluralité comme constellation de personnes.
Il est évident qu’une personne est constituée par la rencontre de plusieurs personnes qui sont dans des relations de qualité variable, mais qui constituent pour la personne dont on parle un véritable réseau que nous nommons « constellation »6.
Chaque enfant se construit grâce aux multiples rencontres et il vit cette multiplicité comme un réseau. Pour soutenir cette démarche, la philosophie de l’Aubépine est de faire en sorte qu’une pluralité de personnes se situent et bougent entre des lieux différents. Il y a un véritable lien entre les personnes et les lieux. Par exemple, certains éducateurs aiment s’occuper principalement du lieu de séjour, pour bien préparer la nourriture. D’autres éducateurs aiment plutôt expérimenter des nouvelles activités. Mais dans la plupart des cas, l’action des personnes s’inscrit dans un réseau de lieux.
Par exemple, Stéphanie L. est une éducatrice qui aime bien s’occuper du camp de base. Elle reste à l’intérieur de la maison, elle accompagne volontiers les jeunes dans les soins quotidiens (les cheveux, la peau, l’alimentation…). Philippe, pour prendre un autre exemple, ne réduit pas son travail à éduquer les enfants, dans le sens classique de ce terme. Il aime construire des poulaillers, imaginer de nouvelles activités pour les enfants, etc. Il construit des liens entre les lieux des familles et d’expérimentation. Shirley aime, quant à elle, faire du chocolat chaud pour les enfants au foyer. Mais elle va également voir les chevaux avec les enfants et leurs familles, pour expérimenter de nouvelles formes d’accompagnement. Ainsi, elle les invite dans un lieu d’expérimentation. À l’Aubépine, il y a aussi des projets qui sont conçus, depuis le début, en tant que lieux d’expérimentation.
Cette constellation peut changer, selon le moment, l’argent, le temps et les désirs des travailleurs, mais surtout selon le mouvement définissant l’agir des enfants qui circulent dans des lieux différents. Ce qui compte, c’est l’équilibre à trouver entre plusieurs lieux :
L’équilibre, c’est l’art d’un SRG : l’équilibre pour chaque jeune avec sa famille et ses projets, mais aussi l’équilibre du groupe de jeunes, celui de l’équipe, des autres équipes et celui d’avec le monde « à l’extérieur du SRG ». Et puis, l’équilibre, c’est aussi l’art de la vie7!
Si la diversité des personnalités est un atout, il est important que tous les travailleurs fassent attention à l’équilibre en tant qu’art de construire un réseau, où se déploie l’agir des enfants. Aider à construire ce réseau a pour condition la capacité d’être souple. Un lieu d’expérimentation a pour condition de possibilité la souplesse et le hasard.
Mais en même temps, il est important d’être juste et objectif. En effet, la vie d’une institution a d’autres dimensions qui sont d’une égale importance. On peut penser à la comptabilité, dont la spécificité ne peut en aucun cas se définir par le hasard, car elle a pour référent l’objectivité des chiffres, qui est une condition sine qua non de ce que nous avons appelé « expérimentation » et « tentative ».
En ce sens, les membres de l’équipe deviennent tous des chercheurs animés par la volonté de produire un changement positif, au croisement de plusieurs lieux. L’équipe réfléchit sur ce qui aide et freine le développement des enfants. Une recherche est une tentative de construire les meilleurs mouvements entre plusieurs relations8. D’ailleurs, c’est avec cette définition de la recherche que j’aimerais répondre aux questions que les enfants de l’Aubépine m’ont posé quand je suis arrivée à l’Aubépine. Ils étaient curieux de savoir ce que je cherche à l’Aubépine. Maintenant, je pourrais leur répondre que ce que je cherche, c’est en quelque sorte de dessiner les mouvements que les jeunes et leurs familles, les travailleurs et leurs partenaires sont en train de vivre.
Je suis venue à l’Aubépine en tant que chercheuse. Mais en fait, la recherche est en cours et je rejoins une dynamique qui existe déjà. Par ailleurs, j’aimerais insister sur le fait que la pratique et la recherche sont toujours articulées. C’est la pratique qui motive la recherche d’une meilleure aide pour les enfants. En retour, c’est la recherche qui donne une garantie à la pratique d’aide. Mon rôle est d’apporter des moyens et des pensées avec lesquels chaque acteur de l’Aubépine prend conscience de sa capacité de chercheur dans une perspective de recherche commune. C’est pourquoi, cette recherche n’a jamais été ma recherche, mais, depuis le commencement, notre recherche. Il est primordial de démocratiser la recherche-action-participative et son éthique, afin de produire une connaissance libératrice et collective attachée à la pratique9.
C’est par ailleurs cette question du mouvement que je me suis proposé de discuter avec le directeur de l’Aubépine, François. Ce qui suit est une retranscription de notre dialogue autour du problème de la « place » et du mouvement entre plusieurs lieux d’action, aussi bien des enfants que des travailleurs.
1 Henry Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Million, 2007, p. 61.
2 La diversité des lieux du foyer l’Aubépine est remarquable : le hall d’accueil, le couloir des boîtes aux lettres, la salle à manger, la cuisine, la buanderie et l’infirmerie, le cellier, le salon bibliothèque, le salon TV, la salle polyvalente (pour les réunions et les groupes des aînés), le local des « ptit’s fauteuils », le local des familles, la salle « piscine » (pièce de vie centrale), les WC colorés, l’espace de rangement de l’équipe technique, le bureau des éducateurs et de la coordinatrice, le grand bureau, le bureau de direction, les chambres des jeunes, le kot accompagné, la chambre des éducateurs, les chambres « adaptables fratries », le grenier, le jardin, le Pota’Zen, le poulailler, le fumoir, le garage, la cabane à vélos et à outils, la caravane, le parking, la Yourte. En détail, voir dans le site du foyer l’Aubépine : http://foyer-aubepine.be/wp-content/uploads/2019/12/3–rfrentiel-des-lieux.pdf
3 Fernand Deligny, Le Croire et le Craindre, in Œuvres, L’Arachnéen, Paris, 2007, pp. 1118-1119.
4 La parole de François.
5 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux Capitalisme et Schizophrénie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 49.
6 Jean Oury, Rencontre avec le Japon, Nîmes, Champ social éditions, 2012, p. 61.
7 Jacqueline Fastrès et François Debatty, « Aux confins du confinement », in Carnets de l’AJ publié le 9 juin 2020 : https://www.intermag.be/aux-confins-du-confinement.
8 Fernand Deligny, Correspondance des Cévennes. 1968-1996, L’Arachnéen, Paris, 2018, pp. 42-43.
9 Cf. Orlando Fals Borda, The Challenge of Action Research, in Development: Seeds of Change, no. 1. Roma, 1981, pp. 55–61.