Dialogue avec Shirley, éducatrice
L’Aubépine était tranquille. L’extérieur était sombre. Mais, dans le bureau des éducateurs, il y avait de la lumière. A trois heures du matin, Shirley ne dormait pas. Elle avait un peu faim. Elle s’est souvenue que, cet après-midi, Lilly, une jeune fille de 16 ans, avait cuisiné des grands cookies au chocolat pour nous tous. Elle est allée à la cuisine. En mangeant des cookies, elle a regardé l’arbre généalogique d’une famille qu’elle venait de faire pour mieux comprendre la méthode systémique. En effet, l’équipe l’utilise pour mieux accompagner les jeunes et leur famille. Faire un arbre généalogique, c’est comme un petit jeu de l’association libre. J’ai compris que Shirley pratique très bien ce qu’on appelle l’« attention flottante », une attention suffisamment sensible, mais qui laisse en même temps la liberté aux autres. Il s’agit d’une attention pratiquée par les thérapeutes pour mieux écouter les autres. Shirley n’est pas thérapeute, mais elle sait soigner les jeunes en jouant avec eux. Elle sait se guider par la spontanéité. Rappelons ce que Deligny a dit :
Si tu veux les connaître vite [les enfants], fais-les jouer. Si tu veux leur apprendre à vivre, laisse les livres de côté. Fais-les jouer. Si tu veux qu’ils prennent goût au travail, ne les lie pas à l’établi. Fais-les jouer. Si tu veux faire ton métier, fais-les jouer, jouer, jouer1.
Saki : Je vois que tu exerces bien ton métier en essayant de rendre possible le lieu où les enfants puissent s’exprimer en jouant.
Shirley : Oui, jouer, c’est très important pour tous. Un jour, j’ai fait, avec Valentin, une histoire métaphorique sur un tracteur. Si tu veux, on parle d’une remorque qui se rajoute au tracteur qui tire et qui représente le beau-père. La mère est ce qui lie la remorque au tracteur, c’est ce qui les met ensemble. Il y a souvent 4 roues sur une remorque, la cinquième est de secours. De temps en temps, elle n’est plus là. Et alors il y a son frère, du même père, et une fille de son beau-père. Et derrière il y a encore une fille de son beau-père. Sur le chemin, le tracteur a décidé de prendre beaucoup de bordures et le ballot est tombé. Et alors dans le tracteur Valentin a ajouté « pour que ce ballot puisse revenir, il en faudrait beaucoup ».
Ensuite, on a nommé qui était quoi. Et alors de là est venue une conversation. Ça s’est fait en plusieurs fois. Et on ne nommait pas la personne, on nommait la « roue avant ». Tu vois ? Le tracteur, l’attache, la roue, la roue de secours, le ballot. On nommait comme ça et ça faisait une histoire. Et de là, il a pu exprimer des choses compliquées.
Saki : Oui, l’histoire du tracteur lui a permis de parler de lui-même. Parfois il faut aller très loin et se déconnecter de soi pour enfin s’en rapprocher.
Shirley : Et le ballot est tombé quand il y a eu un feu. Je fais le lien entre cette histoire et la brûlure sur sa main.
Saki : C’est vrai, je me rappelle de la cicatrice de sa main.
Shirley : Et alors il a commencé à m’expliquer son histoire, ce qui s’est passé. À un moment donné, il ne se référait plus aux objets du tracteur, mais à lui-même. Il disait « moi, Valentin » et pas « la roue » ou la « remorque ». Il a donc parlé en « je ». Et il a dit « Papa ne veut pas croire que l’accident à ma main ce n’est pas forcément la faute des autres ». Après, moi je suis partie en congé de maternité. Il est allé raconter l’histoire à sa maman et à son psy. Il m’a dit qu’il n’arrive pas expliquer son histoire au psy, mais qu’à moi, il arrivait à l’expliquer facilement. Je lui ai dit « si tu veux, tu prends ton histoire et tu la racontes ».
Saki : Oui, il fallait jouer pour que Valentin puisse dire « je ».
Shirley : Et alors l’autre histoire qui m’a marquée, c’était avec Thomas. Donc Thomas un jour s’est fâché. Il pouvait mettre en danger les autres et faire du mal. À l’époque, je travaillais avec un collègue qui le contenait pour le tenir au sol, sans faire du mal à Thomas, c’était correct. Et moi, ce genre de choses, je n’ai pas envie de les faire, ça me dépasse. Ce jour-là, je faisais la nuit et Thomas est parti en crise et voulait fuguer. Je lui ai dit qu’ici, ce n’est pas une prison, la porte est ouverte. Il a commencé à crier « vous ne faites rien pour moi, vous ne faites rien pour moi ». Alors j’ai répondu « je veux bien parler avec toi, je suis là ». À ce moment il est parti dans des éclats et a fait comme s’il était violent avec moi. Je lui ai dit que je n’entrais pas dans ce jeu-là. Je lui ai dit aussi que je n’allais pas le maintenir au sol parce que ce n’est pas mon truc. À la limite, j’aurais pu lui donner un câlin, mais Thomas n’est pas très câlin à la base.
Saki : C’est intéressant aussi que tu refuses certains types de jeux. En ce qui concerne le câlin, c’est vrai que Thomas a été abandonné à 6 mois, le moment où il aurait pu être embrassé et porté.
Shirley : Oui. Et du coup il s’est couché au sol les mains dans le dos… comme si la police le contrôlait. Il criait « lâche-moi, lâche-moi ». Je me suis assise à côté, j’ai posé mes mains sur ses mains et lui ai dit : « écoute, je ne vais pas te tenir, je pose juste mes mains sur les tiennes et quand tu auras terminé, tu me le dis ». À un moment donné il s’est relevé, s’est assis, puis m’a fait un câlin. Alors je lui ai dit « tout ce que tu voulais, c’est qu’on te touche ». Je me suis dit « en fait, on ne touche pas assez ». On parle souvent dans nos études d’une certaine distance et je trouve que ce n’est pas juste. Ces gamins-là, ce n’est pas de ça qu’ils ont besoin, c’est même impossible. Toucher la main de quelqu’un c’est important, sentir la présence pour sentir l’amour et la tendresse… Puis Thomas s’est levé, on s’est fait un câlin, c’était très rapide parce qu’il n’a pas l’habitude de faire ça. Puis il est monté.
Je suis revenue le lendemain et plutôt que de le punir, puisqu’il a fait des dégâts, je lui ai dit que pour mon travail, j’avais besoin qu’il me donne un câlin de 10 secondes, 5 fois par jour . Et quand il arrivait pour faire le câlin, au début, je comptais. Mais au final, c’est lui qui me le demandait. Et maintenant encore il me fait des câlins.
Saki : Tu as compris ses besoins et tu l’as accepté en fixant la règle du jeu.
Shirley : Quand j’ai fini l’école, le prof m’a dit que je devais faire de la psychologie. Mais je ne veux pas m’enfermer dans un bureau, je veux vivre les choses avec les gens.
Saki : Tu es une soignante inventive.
Shirley : C’était mon tout début ici. Et, à vrai dire, j’étais stressée quand les jeunes voulaient fuguer ou quand ils parlaient de suicide. Ils étaient différents. Mais, en même temps, j’étais attirée par eux. C’est peut-être aussi parce que, moi, je me suis souvent sentie différente, par mon prénom Shirley. Je ne sais pas, peut-être que je fais attention à la différence.
Saki : Donner de l’attention et comprendre les différences qui nous distinguent, c’est une grande qualité.
Shirley : Il y avait une gamine ici qui se mettait tout le temps en danger. Elle sautait du toit pour sortir, pour fuguer. Lors d’une réunion, j’ai dit « Il faut aider cette fille, différente, d’une autre manière, qui n’existe pas ». J’ai dit là, on a une caravane, elle n’est pas utilisée, elle est proche du bâtiment, et plutôt que de risquer tous les jours en sautant par la fenêtre, au moins je restaurerais une porte pour partir. L’équipe n’était pas tout à fait favorable. Mais on a essayé de faire ça. Et la gamine y est allée. Elle m’a dit qu’ici, c’est facile de fuguer, tout le monde va dormir vers 22 h. Moi j’ai répondu « Là tu me dis que tu veux que je fasse attention à toi et que je vienne te voir plus tard ». Elle avait besoin de la présence d’un adulte. Alors elle a dit que quand je suis là, elle a moins envie de partir parce que je suis là. Je lui ai dit « Ok, je vais venir te voir ». Je lui ai dit aussi « Quand tu as envie de partir, viens toquer et on parlera ». Ça a marché de temps en temps, mais pas souvent. Ce qui l’aidait, c’est quand tu voyais qu’elle était partie. Cela signifiait pour elle que tu prenais soin d’elle. Je lui envoyais alors un message « Où es-tu ? Reviens vite, s’il te plaît, et fais attention à toi ».
Saki : Et elle est revenue ?
Shirley : Elle me répondait « ne te tracasse pas, je suis là et je reviens à … heures ». Quand je lui montrais de l’attention, je pense que cette fille se disait « en fait, il y a vraiment quelqu’un qui fait attention à moi, qui regarde si je dors ».
Saki : C’est un grand travail que tu fais pendant la nuit.
Shirley : Oui, la nuit, c’est quelque chose. Mais je pense qu’il faut aussi travailler plus avec les parents pendant la journée. Je pense qu’on peut aussi poser la question de la place que les parents ont eu comme enfants, dans leurs familles respectives, et par rapport à leurs parents. C’est pourquoi, je m’intéresse à la méthode systémique. Mais on me dit que ce n’est pas à nous de faire ce travail.
Saki : Oui, c’est parce que c’est un vrai problème ça.
Shirley : Après, ce n’est pas que je veux faire une thérapie. C’est simplement pour comprendre les enfants que nous accueillons ici.
Saki : C’est intéressant ce lien entre le jeu et l’accueil.
Shirley : Oui. Je joue aussi le jeu de la fugue que j’ai déjà commencé depuis un petit temps. J’arrive, puis je toque chez le jeune et je dis « ouah, on va fuguer ! ». Puis je continue « On va passer chez Luc pour caresser ses chiens parce que, à ce qu’il paraît, ça fait du bien ». J’ai parlé de ça, mais je n’en savais rien. Alors le jeune me regarde et se dit c’est quoi cette folle.
Saki : Donc vous avez fait un jeu de fugue ?
Shirley : Oui. J’étais vraiment sérieuse. Je disais que ça me faisait chier d’être là, que je voulais partir. Un truc du genre. Tout ça, c’était vraiment pour eux, pour les jeunes. Ce soir-là, c’était avec Thomas et Bernard. Je leur disais d’ailleurs que s’ils voulaient venir avec moi, ils avaient le droit de dire ce qu’ils voulaient. J’ai dit que moi, je m’en foutais. Ils m’ont regardée étonnés. Puis ils me demandaient « Alors on démarre, on fait une fugue, on démarre vite ou on roule doucement ? ». Donc on y allait. Pendant le trajet, on pouvait utiliser des gros mots, comme quand on fugue vraiment. Et puis, les jeunes ont décidé du chemin qu’ils voulaient. A un moment donné, ils m’ont dit « Il faut rentrer, une fugue, il faut aussi que ça s’arrête ».
Saki : C’est vrai ?
Shirley : Oui, eux-mêmes me l’ont dit. Ils m’ont dit qu’il fallait rentrer à l’Aubépine.
Saki : T’as bien joué toi.
Shirley : Je leur ai dit « Quand vous voulez, on peut organiser une fugue plutôt que de partir comme ça ». Et du coup ils n’ont plus jamais fugué quand j’étais là. Ils venaient pour qu’on fugue ensemble. Voilà, une fugue organisée.
Saki : C’est un bon outil pédagogique ça.
Shirley : Tu vois, les jeunes peuvent dire ce qu’ils ressentent. J’adore faire ça. Et en fait, tu sais, les jeunes me montrent par où ils fuguent, ils me montrent tous les chemins. Je leur ai demandé « Tu veux que, quand tu fugues, je puisse savoir où tu es ? Tu veux que je vienne te chercher ? ». Il m’a répondu « Oui, si c’est toi, ça va ». Puis j’ai demandé « Parfois, tu es fâché sur moi ? ». « Oui », m’a-t-il dit. J’ai alors conclu « Donc ça veut dire que, même si tu es fâché sur moi, je peux venir te chercher ».
Saki : Ce qui est important, c’est que les jeunes soient compris. Quand un jeune fugue, c’est le moment où il veut échapper à l’envahissement de l’autre qui a un pouvoir sur lui (l’institution, les parents, les adultes…). En organisant cette « fugue organisée », je pense que tu réponds aux besoins des jeunes de parler sincèrement aux adultes et d’être entendu.
1 Fernand Deligy, Graine de crapule, in Œuvre, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 125.