L’accompagnement des enfants ayant vécu dans la précarité et dans l’instabilité n’a-t-il pas pour condition préalable un parcours de formation des éducateurs ? La réponse à cette question semble évidente. Pourtant, il me semble important de dire que la formation d’adultes est un processus continu, relevant d’une éducation permanente qui n’a pas de point d’arrêt définitif.
C’est dans cet esprit que l’équipe de l’Aubépine, l’AMO Le Cercle et une association de formation ont organisé, en partenariat, une semaine de formation intitulée « Accrochage scolaire et autres », dans le cadre du projet #Chacun sa yourte.
Comment les adultes peuvent-ils se former entre eux pour qu’ils puissent mieux accompagner les jeunes qui ont des difficultés d’accrochage scolaire et autres ? L’approche de cette formation est horizontale, à savoir que chaque personne est formatrice des autres à travers la rencontre et le partage des expériences et des réflexions. La philosophie de cette formation est de dire que chaque participant est co-formateur et que nous pouvons nous former grâce aux improvisations, donc en acceptant la place du hasard dans nos rencontres.
Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque soi-même, les êtres humains s’éduquent entre eux, médiatisés par le monde […] l’éducateur n’est plus seulement celui qui est éduque, mais aussi celui qui est éduqué tout en éduquant, en dialogue avec l’élève qui éduque également, tout en étant éduqué1.
Cela ne veut aucunement dire que la verticalité de l’autorité est exclue de cette manière de procéder. Au contraire. Le cadre de la formation a été assuré par Fernand de l’association de formation et Laurens du Cercle. Ils ont été soutenus par les travailleurs de l’Aubépine. Mais l’important, dans ce cas, était d’encourager le plus possible la participation, y compris la participation authentique des formateurs eux-mêmes. En effet, si les formateurs ne prennent pas le rôle du professeur qui transmet simplement les connaissances aux élèves, en les transformant des « dépôts du savoir », c’est aussi dans le but de ne pas tuer la propre curiosité des formateurs.
Les formateurs sont ceux qui sont les plus curieux et libres, à savoir les meilleurs apprentis. Grâce à cette grande curiosité et cette grande capacité d’apprendre des formateurs, il est possible de donner un cadre libre où la formation peut se dérouler.
Lundi matin, on a été dans un champ pour se présenter. Il faisait très beau. Le cheval et l’âne de Stéphanie, la coordinatrice de l’Aubépine, étaient là. Leur présence a fait diminuer ma timidité.
Après avoir fait connaissance et pris un café, nous sommes partis pour faire une balade jusqu’à l’Aubépine. L’idée était de vivre les mêmes activités que les jeunes, pour qu’on puisse mieux les comprendre. En même temps, un enjeu majeur animait cette activité. En nous y engageant, nous refusions de poser que la connaissance et la vérité se situent dans la théorie. Nous cherchions à les comprendre dans la pratique. Comme le disait d’ailleurs Marx :
La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c’est-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. La querelle de la réalité ou de l’irréalité du penser – qui est isolée de la pratique – est un problème purement scolastique2.
Au lieu donc de se demander abstraitement si les enfants aiment ou non ce qu’on leur propose, nous avons décidé de vivre leurs expériences. Je pense par ailleurs que c’est bien de bouger notre corps lors du premier jour de formation. En marchant, on a commencé à parler. La parole crée du lien. Mais l’important, ce n’est pas tellement la parole, mais si l’on peut dire son « incarnation ». Finalement, c’est la voix et la présence de chaque personne en tant que totalité qui étaient importantes.
Jeudi, je suis retournée au stage. J’y ai rencontré de nouvelles personnes. Nous avons travaillé sur le problème de l’étiquetage. On a pu ainsi constater le décalage entre l’image qu’on se fait de quelqu’un et la réalité. Cette image peut être fausse, d’où l’importance de travailler sur nos projections pour que la personne puisse être acceptée dans son altérité irréductible.
Nous avons réfléchi à la manière de sortir d’un étiquetage. Fernand nous a donné une idée : quand il a vécu dans un kot avec ses colocs, il y avait un garçon qui n’aimait pas nettoyer. Un jour, il a trouvé une paire de chaussettes mal rangées et il a pensé toute suite à ce garçon. Or, il s’est révélé que ces chaussettes appartenaient à Fernand lui-même. Pour sortir de l’étiquetage de ce garçon que l’on pourrait qualifier de « sale », il fallait, selon Fernand, se rappeler ses qualités. Par exemple, c’est vrai qu’il n’aime pas ranger des choses à la maison, mais il organise très bien ses pensées. Dans sa tête, il est très « propre ».
Cet exemple peut paraître insuffisant. Et en effet, les grands problèmes commencent lorsque l’étiquetage est structurant au niveau socio-politique, donc lorsqu’il est la raison de l’exclusion de certains sujets identifiés à, si l’on peut dire, la « mauvaise » partie d’une population. Par exemple, on peut observer la stigmatisation qui pèse sur les malades mentaux, les prisonniers, les personnes qui vivent dans la pauvreté, les étrangers, mais aussi les enfants « placés » et les familles dont les dossiers sont gérés par le SAJ et le SPJ… Ce n’est pas rare quand on parle des personnes en chômage comme si elles étaient paresseuses.
Par exemple, lorsqu’un jeune parle mal des étrangers, sa réflexion se construit en miroir du racisme qui existe réellement dans la société. Quand les professionnels affrontent le problème des étiquetages qui touchent des problèmes sociaux, économiques et culturels, il serait intéressant d’inviter les jeunes aux discussions, tout en les avertissant qu’il ne faut pas dévaloriser les autres collègues. Mais pour pouvoir faire cela, il est primordial d’inviter les adultes, donc nous-mêmes, à participer à des débats sur ce problème de la marginalisation et celui de la stigmatisation.
Vendredi a été le dernier jour de la formation. Il y avait une atmosphère de connivence entre les participants. C’est ce que j’ai aussi observé pendant le stage #Chacun sa yourte organisé pour les jeunes. Les jeunes, timides et mal à l’aise au début, jouaient ensemble vers la fin du stage.
Ce dernier jour, le thème a été « Expression par la création collective artistique ». Dans la yourte, on avait beaucoup d’instruments – de quoi nous déguiser, des instruments de musique, des instruments de cirque, des instruments de magie, etc. –. L’idée était de créer quelque chose, par exemple une pièce de théâtre, une pièce de cirque, une danse, un concert musical.
Nous avons au début pris du temps pour expérimenter un instrument que nous n’avions jamais utilisé. C’était un moment de (re)découverte. Chacun a osé faire quelque chose. Oser regarder, toucher, utiliser, jouer, aimer. Mais aussi oser éviter, refuser et ne pas aimer. J’ai tenté de lancer des massues. Trouver un équilibre entre la force et le bon rythme n’était pas évident. Lancer deux massues n’était pas difficile, mais cela s’est compliqué avec la troisième massue. J’ai commencé à m’amuser et ai oublié le temps qui filait. Il était déjà midi.
Après avoir mangé ensemble dans le jardin de l’Aubépine la bonne soupe préparée par Véronique la cuisinière, nous nous sommes retrouvés dans la yourte. Nous avons partagé nos idées sur ce que nous pourrions faire ensemble. Nous avons décidé de tenter de faire de la musique, car il y avait beaucoup d’instruments de toutes sortes, pour tous les participants. Chacun avait donc choisi un instrument et on a tenté de faire une musique. La plupart des participants n’ont jamais fait de la musique. C’était très amusant d’expérimenter la musique sans la « connaître ». Nous avons fait un petit concert d’une manière tout à fait improvisée. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à expérimenter une pièce musicale avec les autres. C’était avant tout une expression artistique collective, animée par la joie de la rencontre :
Que nos écoles tuent toute expression artistique, c’est bien connu […] Dans l’idéologie pédagogique, il n’y a pas de place pour le plaisir3.
En vérité, je dois écarter comme fausse la séparation radicale entre le comportement sérieux de l’enseignant et l’affectivité. […] L’affectivité ne se trouve pas exclue de la possibilité de connaître4.
Notre formation d’adultes était comme une révolte contre la destruction du plaisir et donc une tentative pour créer et retrouver l’espace du plaisir. Mannoni définit cet espace du plaisir comme un espace soutenu par le sentiment de confiance réciproque établie entre des membres. En effet, il est très important de vivre notre plaisir en étant nous-mêmes, car les enfants ont besoin de rencontrer les adultes qui savent parler « nature » :
L’enfant a besoin de vivre avec des sujets qui « parlent nature », pour s’exprimer comme l’un d’entre eux ; c’est-à-dire qu’il a besoin d’adultes qui, en fonction de leurs repères propres, sachent trouver les mots pour répondre à l’angoisse, à la peur et à la haine. Ces mots, on ne les apprend pas sur les bancs de l’école. On ne trouve à les inventer qu’à partir de son propre drame personnel5.
Les expériences et les trajectoires singulières des adultes aident à trouver une attitude authentique et efficace envers les enfants vivant dans des conditions difficiles. En ce sens, Jean Oury dit :
Il est vrai qu’une dépression bien prise en charge permet de découvrir beaucoup de choses. Pour un soignant qui en sort, c’est mieux qu’un diplôme universitaire6.
Ceux qui ont vécu et surmonté leurs propres drames personnels savent inventer chaque fois des attitudes et des mots pour accompagner les difficultés et les crises de l’enfant. En effet, ils savent comment agir dans la pratique à travers leurs propres expériences. En même temps, ils savent aussi que chaque cas est singulier, comme leur cas aussi. Ils construisent les connaissances et les outils d’intervention à partir des expériences vécues. C’est pourquoi, il est important que les formations des adultes n’oublient pas d’ouvrir un espace où on peut accueillir les expériences vécues pour les échanger avec les autres.
Comme je viens de le dire, lorsqu’on organise une formation d’adultes d’une manière horizontale, il est nécessaire d’avoir un ou plusieurs formateurs curieux. Les formateurs n’ont pas peur de l’affectivité (joie, peur, plaisir, curiosité…). Ils sont capables d’établir le lien entre l’affectivité et la réflexion rationnelle.
Certes, tout le monde possède ses propres compétences et il est important de les utiliser comme source de co-formation. Mais il est important de ne pas présupposer que tout le monde sait être libre, penser juste et s’exprimer avec clarté, car les capacités ne sont pas innées, mais apprises. Le formateur doit dès lors jouer un rôle qui aide à l’« accouchement » de ces capacités. Ce rôle de « sage-femme » est le rôle de formateur qui aide à construire un processus de libération. Il ne faut jamais dissocier la curiosité spontanée et la curiosité maîtrisée. L’action et la réflexion la plus poussée rendent possible une meilleure praxis.
1 Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, traduit du portugais (Brésil) par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas, Préface d’Inène Pereia, Marseille, Editions Agone, 2021, p. 76.
2 Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in Œuvres III. Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 1030, souligné par l’auteur.
3 Maud Mannoni, Un lieu pour vivre. Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l’équipe des « soignants », Paris, Seuil, 1976, p. 230, souligné par l’auteur.
4 Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, savoirs nécessaires à la pratique éducative, traduit et commenté par Jean Claude Régnier, Éditions érès, 2006, p. 152, souligné par l’auteur.
5 Idem, p. 227.
6 L’entretien du 12 mai 2002 entre Jean Oury et Nicolas Philibert après son film « La moindre des choses » (France/1995/105 minutes).