Dialogue avec Agathe, mère
Agathe : Quand Manu était petit, il a été déjà une fois dans un autre foyer. Il était totalement différent par rapport à l’Aubépine. L’endroit était très fermé, rigide et il y avait peu de liberté, tant pour les enfants que pour les familles. Je n’ai jamais compris leur système bizarre. Quand j’ai visité l’établissement, je devais rester avec Manu dans une toute petite pièce. Le directeur a été très froid, pas humain. On dirait qu’on est là pour être punis.
Saki : Comment tu trouves l’Aubépine ?
Agathe : À l’Aubépine, je trouve que les enfants sont quasi-autonomes. Il n’y a pas de règles incompréhensibles. Il y a des règles de base, pas frapper les autres, pas voler, etc. C’est tout à fait normal. Je trouve que c’est plus libre et ouvert. En plus, Manu, avec son âge, il a de plus en plus besoin de sa liberté. Je pense que Manu vit la vie du foyer comme des vacances. Les activités rassemblent aux scouts. Le directeur de l’Aubépine est plus facile à entrer en contact, on dirait qu’il est artiste plutôt que directeur (rire).
Saki : Oui, je trouve aussi que l’Aubépine est un lieu pour vivre en tant qu’être humain. Comment tu vois ta place de mère à l’Aubépine ?
Agathe : Les membres de l’équipe me demandent toujours mon avis s’il faut décider quelque chose pour Manu. Par exemple, est-ce que je suis d’accord qu’il fasse un jeu vidéo au foyer ? Ou un autre exemple : Manu a son portable, mais il ne peut que téléphoner au foyer et à ses parents. Voilà, ce genre de choses au quotidien. Si je leur dis non, c’est non. Point. C’est nous les parents qui décidons, pas eux.
Saki : Vous avez le droit de vous occuper de votre fils à vous, peu importe où il est.
Agathe : Oui. Je ressens qu’ils me respectent en tant que mère. Tu vois ? Maintenant, j’ai reçu un coup de téléphone de l’Aubépine concernant le problème de l’école de Manu. L’école leur a écrit pour en discuter demain sur place. Mais l’école propose de discuter avec Manu et les personnes du foyer. Ce n’est pas normal ! Pourquoi pas moi aussi, pourquoi pas son père aussi ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’école ne me contacte pas, alors que je suis sa mère. C’est l’Aubépine qui a dit à l’école que je vienne. Je ne connais pas qui est le directeur de l’école, qui est son institutrice. J’aimerais bien les rencontrer.
Saki : Oui, et à juste titre. Tu penses que dans l’imagination des directeurs et/ou des éducateurs de l’école, la responsabilité de l’éducation ne revient plus aux parents lorsque les enfants sont au foyer ? Comme si l’école effaçait ton droit et ta responsabilité de t’occuper de ton fils ?
Agathe : Oui, c’est ça que je ressens. Ils ne respectent plus mon droit de mère.
Saki : L’Aubépine défend ton droit en faisant la médiation entre toi et l’école, en disant à l’école que tu viens. Alors, qu’est-ce qui s’est passé à l’école ? Quels sont les problèmes de Manu ?
Agathe : Donc voilà, l’Aubépine m’a transféré la lettre de l’école. Elle dit que Manu ne se concentre pas aux cours, il montre sa mauvaise attitude aux enseignants. Il leur a dit : je m’en fous. Il a des comportements problématiques envers les autres élèves. Il utilise des gros mots, il touche les parties intimes des autres. Ce n’est pas la première fois qu’il a ces problèmes à l’école. Il a déjà eu aussi un problème avec un professeur.
Saki : Quel problème ?
Agathe : Il a été agressé par son prof. Il l’a raconté, en expliquant que c’est son prof qui l’a agressé, en disant que je suis une pute, que j’ai mal élevé mon enfant. Comme ça, j’étais énervée sur le prof. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il se défend comme il peut. Mais en vérité, on dirait que Manu a fortement humilié son prof. Et un jour, son prof s’est énervé, car il ne savait plus le supporter. Manu invente des choses qui ne sont pas vraies. Et puis il les dit aux adultes en versions différentes et fausses pour que nous, les adultes, nous nous disputions entre nous.
Saki : Pourquoi il fait ça ? Quels sont ses besoins ?
Agathe : Je ne sais pas…
Saki : Je me trompe peut-être, mais c’est peut-être parce que Manu a vu beaucoup de disputes entre adultes. Il se sentait peut-être impuissant, parce qu’il n’arrivait pas à comprendre la situation. Il a peur de retomber dans cet état d’impuissance, donc il anticipe. Il crée activement le conflit entre les adultes pour pouvoir maîtriser la situation. C’est moi qui contrôle, c’est moi qui agis activement sur les autres. C’est un mécanisme de défense.
Agathe : Oui, c’est tout à fait Manu.
Saki : D’ailleurs, toucher les parties intimes des autres… ?
Agathe : Manu a été victime d’un abus sexuel. On est allés à l’hôpital et on a déposé une plainte. On a tout fait. C’est à cause de cela qu’on a décidé qu’il vive plutôt chez son père que chez moi. En effet, Manu a subi un abus sexuel dans son ancienne école, proche de chez moi. Et comme le jeune, plus âgé, qui lui a fait mal habite dans ce quartier, Manu ne voulait plus vivre ici. Mais, maintenant, il souhaite vivre plus avec moi. C’est l’Aubépine qui m’a aidée pour qu’il puisse venir chez moi un week-end sur deux.
Saki : Oui, je me souviens bien. J’ai été à l’entretien d’accueil avec vous et la déléguée du SAJ. Mais pourquoi Manu ne pouvait pas venir chez toi ?
Agathe : Je n’en sais rien. Mais on m’avait déjà dit que je suis une personne instable.
Saki : Est-ce que tu as eu des problèmes avec Manu, des problèmes de violence par exemple ?
Agathe : Non, jamais. Je n’ai jamais été violente envers lui. Lui, non plus envers moi. Le SAJ le sait. Il se dispute avec ses frères parfois, mais comme tous les frères. Je regrette d’avoir demandé une aide à l’aide à la jeunesse quand Manu et son grand frère étaient tout petits. À l’époque, personne ne m’aidait pour que je vive bien ma maternité, alors j’étais trop fatiguée et épuisée. Je voulais demander un conseil à l’aide à la jeunesse. Le SAJ a décidé de « placer » mes enfants, dans l’institution dont je t’ai parlé, pour que je puisse souffler.
Saki : Tu étais fatiguée, toute seule.
Agathe : Mais je regrette vraiment d’avoir demandé une aide à l’aide à la jeunesse, surtout concernant mon fils aîné. Le SPJ a décidé que mes parents adoptifs devaient s’occuper de lui, pas moi. Cela fait dix ans que je n’ai plus de contact avec mon fils.
Saki : Comment ça se fait que tu ne peux pas vivre avec ton enfant aîné ? Pour quelle raison ? Il y avait de la maltraitance ?
Agathe : Non, pas de maltraitance. On m’a dit que j’étais instable. Mais ce n’est pas pour autant que je ne puisse pas élever mon fils. Mes parents adoptifs ont raconté au SPJ que mon fils a été placé à l’âge de 4 ans, parce que j’ai été adoptée à 4 ans. Alors que ça n’a aucun rapport. Le SPJ ne veut pas me rendre mon fils aîné, mais les autres enfants, ils me les laissent. Pourquoi ? Ce n’est pas logique.
Saki : Tu as demandé de l’aide, puisque tu étais seule et parce que personne ne t’aidait. Tu étais épuisée. Et à la limite, même si leur argument était fondé, alors justement tu avais le droit d’être aidée pour élever ton fils. Ce n’est pas juste de ne pas pouvoir l’élever du tout.
Agathe : J’ai été considérée incapable de m’occuper de mon fils. Ce qui me révolte, c’est qu’on met une étiquette sur moi. En fait, on sait que je suis une enfant adoptée. Mes parents biologiques ont été tués devant moi, ils ont eu des problèmes avec la mafia dans mon pays d’origine. Je ne me souviens pas du prénom que mes parents m’avaient donné. J’en ai reçu un nouveau quand je suis arrivée ici.
Saki : Oui, Manu a parlé de ton origine et de ton enfance. Il m’a dit aussi que tu es la fille biologique du grand chef de la mafia, Pablo Escobar. Ce qu’il m’a raconté était impressionnant.
Agathe : Depuis qu’il est petit, Manu a un truc imaginaire, il vit dans son monde à lui. Un jour, Manu m’a demandé s’il pouvait aller à l’école avec son doudou, une peluche Mickey. Je lui ai répondu oui. Alors il s’est retourné vers son doudou et lui a dit « on a gagné, tu peux venir ». Un autre jour, il s’est pris pour un héros de film, et aussi pour un chanteur. Il invente des histoires qui ne sont pas vraies. Il a essayé aussi de marcher sur le mur.
Saki : Oui, mais par rapport à l’histoire de ton enfance, c’est 99 % vrai. Il a juste ajouté une information : la fille d’un grand chef de mafia. C’est peut-être pour nous dire que ce qu’il raconte à un sens important, que ce n’est pas rien. Je pense qu’il se piège un peu, car il pense que pour être entendu par les autres, il faut être exceptionnel, alors qu’il est unique et reconnu comme il est. Mais, en même temps, son imagination nous révèle sa singularité. Pour moi, respecter la dignité humaine, c’est respecter son empreinte originale, même si cela se manifeste sous la forme du mensonge ou de la folie.
Agathe : En fait, Manu a été déjà hospitalisé en psychiatrie. Un jour, il a écrit une lettre en disant que la vie était insupportable et qu’il ne comprenait rien au monde des adultes. Le contenu de cette lettre était inquiétant.
Saki : Oui, je pense que Manu essaie de comprendre comment fonctionne le monde des adultes, pour construire son histoire personnelle.