Fabriquer des milieux vivants

- un carnet de l'Aide à la jeunesse de Saki Kogure avec le Foyer l’Aubépine

Dire les désaccords, avancer ensemble

Dialogue avec Isabelle, conseillère de l’Aide à la Jeunesse (SAJ)

L’Aubépine est mandatée par le SAJ et le SPJ. L’autorité mandante n’a pas forcément la même vision que le SRG. Il peut y avoir des confrontations entre elles. Je me suis intéressée à cette confrontation et j’ai contacté Isabelle, une conseillère SAJ. Elle m’a non seulement répondu rapidement, mais s’est déplacée jusqu’à l’Aubépine pour me rencontrer. Je me suis dit combien j’avais une image « rigide » de l’autorité mandante. Isabelle a été d’accord qu’on se parle en « tu » pour qu’on puisse s’exprimer d’une manière égalitaire. Elle m’a donc aidée pour que je puisse transformer la représentation rigide que j’avais de l’autorité mandante.

Isabelle : Bernard, je l’ai rencontré quand il avait 12 ans, il était donc encore petit. Il était en pleine adolescence. Je l’ai vu souvent dans mon bureau. J’ai pu voir son évolution. Avec l’équipe de l’Aubépine, il y a eu des moments où on n’était pas d’accord. Mais je reconnais que, même s’il y a eu des difficultés, notamment la question du débordement de la sexualité, ils n’ont jamais lâché Bernard. Pourtant, en les écoutant, je me disais « Ouah, ils disent qu’ils veulent le garder, mais ils vont me le mettre à la porte ». C’est ce que je ressentais. Mais ils ne l’ont jamais lâché. Ils ont chaque fois proposé des trucs originaux, qui ne sont pas habituels dans l’aide à la jeunesse. Par exemple qu’il séjourne un certain temps dans sa famille de parrainage. Enfin, ils ont proposé des solutions auxquelles j’ai adhéré chaque fois. Et je me disais « Oui d’accord, ils disent ça, mais en fait ils vont le jeter dehors ». Cela m’est arrivé par le passé. Pas avec l’Aubépine, mais avec d’autres institutions. Et ce que je peux reconnaître ici, c’est que malgré tout ce qu’il y a eu comme difficulté, eh bien Bernard ils l’ont gardé. Et ça je trouve que c’est important pour un jeune. C’est important aussi qu’une institution puisse se dire « Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, on sera toujours là ». Et c’est ce qui, je pense, permet à un enfant de grandir. C’est de savoir qu’il a des sécurités.

Saki : Donc tu as apprécié le geste de l’Aubépine. Est-ce que tu peux expliquer un peu ce qui s’est passé ?

Isabelle : Ce qui s’est passé, c’est que Bernard a eu des gestes déplacés à l’égard d’une petite fille d’ici. C’étaient des jeux sexuels poussés et donc inacceptables. Et puis inacceptables aussi parce que la petite fille n’était pas d’accord. Ce n’était pas une découverte mutuelle. C’était un geste déplacé et illégal. Donc il a fallu à la fois protéger la petite fille et remettre les yeux en face des trous à Bernard. Il fallait que ça soit bien clair, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire. Par rapport à ça, il y a eu un travail. Il y a eu un suivi individuel pour Bernard et puis il y a eu un écartement, un temps donné, parce qu’il a fallu marquer le coup pour montrer que c’est inacceptable pour cette petite fille. Mais ils n’ont pas lâché Bernard. Pendant plusieurs mois, il est allé en internat, tout en continuant l’école à Havelange. Il y a eu un travail avec les deux jeunes, ainsi que des excuses et une réparation, avant un retour de Bernard à l’Aubépine.

Saki : Avec quoi n’étais-tu pas d’accord?

Isabelle : J’avais sincèrement l’impression qu’ils voulaient l’évincer, qu’ils voulaient le mettre dehors, mais qu’ils ne le disaient pas franchement.

Saki : D’accord, donc tu comprenais la situation de cette manière.

Isabelle : Oui. Et puis il y avait aussi le fait qu’ils mettaient la barre fort, fort haut. Par rapport au comportement de Bernard par exemple, il a fait, d’autre part, de petites conneries d’adolescent qui… d’accord ce n’était pas bien, mais ce n’était pas non plus dramatique. Et la réponse a été « On va le mettre dans un CAS1 », un service spécialisé pour des jeunes qui ont fait de grosses bêtises. Je trouvais que c’était le stigmatiser, que c’était démesuré. Je leur ai dit que je n’étais pas d’accord et ils n’étaient pas contents. Puis on s’est réexpliqués et on a continué de travailler ensemble.

Saki : Donc dans l’équipe il y avait des personnes qui voulaient le mettre dans ce CAS. Et toi, tu pensais qu’il ne fallait pas le faire.

Isabelle : Oui. Alors on peut mettre dans ce service des enfants qui posent vraiment de gros problèmes. Ici, il n’y avait pas de problèmes de comportement extraordinairement démesurés. C’était un ado qui faisait des conneries. Ce n’était pas un délinquant. Et le CAS c’est pour des jeunes quasi délinquants. Et aussi, je n’ai pas apprécié qu’on m’amène la solution du CAS et que je n’aie plus qu’à signer, sans m’en avoir parlé avant et sans me demander mon avis. Ça je ne l’accepte pas, évidemment.

Mais après on s’est revus avec le directeur et une éducatrice et on a pu rediscuter de ça. Moi j’aime bien, quand j’ai quelque chose à reprocher à quelqu’un, qu’on puisse en discuter. J’aime que les choses soient dites. Cela ne veut pas dire que je serai d’accord, mais au moins les choses sont mises sur la table. Et je ne suis pas rancunière. Une fois que j’ai dit ce que j’ai à dire, on peut passer à autre chose. Mais je veux avoir la possibilité de dire ce que j’ai à dire par rapport à des choses qui coincent. S’il y a un conflit avec quelqu’un, je ne sais pas faire comme si de rien n’était.

Saki : Alors tu as réfléchi avec eux sur la modalité du suivi ?

Isabelle : Je me suis positionnée et j’ai dit qu’il ne devait pas aller dans un CAS. Ils ont proposé autre chose avec quoi j’étais d’accord. J’ai revu Bernard pour lui dire attention. Et on a pu discuter avec le directeur sur les points avec lesquels on était d’accord et en désaccord.

Saki : Et toi, tu crois qu’il faut le plus souvent garder les enfants.

Isabelle : Un jeune, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, même si on n’est pas d’accord avec lui, même si on lui dit et on le sanctionne, c’est bien qu’il reste là et qu’on continue à l’accompagner. J’ai des enfants et ce n’est pas drôle tous les jours. Mais ils savent que même si on n’est pas d’accord, je serai toujours là. Ça leur permet de faire leurs expériences, ça leur permet de parfois faire des bêtises et de pouvoir en parler, de pouvoir me le dire. Ils savent que la relation affective n’est pas mise en jeu. Ils savent que je suis toujours là.

Saki : Tu as dit que lorsque Bernard a eu un problème de comportement sexuel avec une petite fille, l’Aubépine a trouvé un moyen d’intervention assez original. Qu’entends-tu par « original » ?

Isabelle : Original parce qu’ils ont activé le réseau : il y avait le parrainage, l’internat. Donc ils ont activé le réseau du village pour être autour de Bernard. Ça c’est dans le village. Dans les villes ça ne se passe pas de la même façon.

Saki : Tu as dit parrainage. Comment ça fonctionne ?

Isabelle : Il s’agit d’une famille-amie où il peut aller de temps en temps, le week-end par exemple. Dans le cas de Bernard, la famille-amie a accepté de le prendre plus longtemps pour l’écarter.

Saki : Et ce type d’accompagnement n’est pas souvent activé…

Isabelle : Non, c’était la première fois qu’on faisait un truc pareil.

Saki : Et tu étais contente de cette solution ?

Isabelle : Oui, parce qu’il était dans un endroit qu’il connaissait, avec des gens qu’il connaissait. Il pouvait continuer d’aller à l’école comme il le faisait avant. Donc je trouvais que, de cette façon, il n’y avait pas trop de changements.

Saki : Oui, c’est très humain et respectueux. Et Bernard te parle de l’Aubépine ?

Isabelle : Oui, il est très content.

Saki : Et quelle serait la spécificité de l’Aubépine dans ce paysage ?

Isabelle : Ils ont des projets innovants. L’Aubépine est dynamique, ils font beaucoup de trucs. Il y a la yourte, beaucoup de vidéos qui ont été réalisées pendant le confinement. C’est quand même assez rare. Il y en a beaucoup qui font des projets, mais qui ne font pas de publicité à l’extérieur. Et eux, ils font des projets et ils en parlent à l’extérieur. C’est une question d’ouverture d’esprit.

Saki : C’est important ça.

Isabelle : Oui. J’ai une équipe au SAJ, on est 14. Le travail est déjà tellement difficile que si en plus on rajoute des couches avec une ambiance de travail qui n’est pas bonne, on n’a plus qu’à se pendre. Donc je trouve que c’est important d’être positif. Quand on est gentil, les gens sont gentils avec toi. Quand on est positif, on attire le positif. Ce n’est pas pour ça qu’on ne fait pas le travail sérieusement.

Saki : Tu as vu beaucoup de cas difficiles.

Isabelle : Oui, la situation de cet après-midi… J’y pense depuis hier soir. Ce sont des décisions difficiles à prendre. Prendre une décision c’est une chose, mais dire aux gens la décision qu’on a prise c’est encore plus difficile. Et il faut le dire de manière claire et directe pour que les gens comprennent bien. Si on tourne autour, en disant « Bah oui, c’est compliqué », les gens ne comprennent pas. Au début j’étais comme ça. Mais les gens sentaient que je voulais dire quelque chose et que je n’étais pas franche. Alors ça explosait. Maintenant je ne fais plus comme ça.

Saki : Il faut que les autres comprennent. On a parlé de la situation particulière de Bernard et de l’Aubépine. Mais comment vois-tu, de manière générale, le rapport entre mandant et services mandatés ?

Isabelle : On est obligés de travailler ensemble. Maintenant je trouve qu’il faut pouvoir parler de ce qu’eux vivent au quotidien. C’est important aussi qu’eux se mettent à notre place. Chacun doit faire son travail, chacun respecte ses règles. Mais c’est important qu’il y ait des échanges pour qu’on connaisse la réalité de l’autre.

Saki : Dans ce cadre, comment décris-tu ton travail ?

Isabelle : Mon travail est de dire aux gens quels sont les éléments de danger, pourquoi leur enfant est en danger ou en difficulté. Il faut pouvoir le dire, ce n’est pas facile ça. Et puis il faut se positionner, il faut pouvoir dire « Je ne suis pas d’accord et donc je demande qu’il soit placé, votre enfant ». Le travail est aussi d’amener les gens à la réflexion : « Avez-vous compris où est le problème ? », « Avez-vous compris que c’est un problème ? » et « Comprenez-vous pourquoi je prends cette décision-là ? ». Moi, je suis conseillère et il faut que les gens soient d’accord avec moi. Donc tout le travail est d’aller négocier avec eux, leur faire prendre conscience qu’il y a un problème et aussi les travailler au corps quelque part pour qu’ils adhèrent à ce que je propose. Mon travail c’est ça, c’est uniquement prendre des décisions.

Saki : Des décisions donc concernant la nécessité d’une aide en dehors du milieu de vie des enfants, par exemple.

Isabelle : Oui ça se porte sur moi. Donc l’assistante sociale, la déléguée, va récolter toutes les informations. Elle rencontre les parents, le jeune, les intervenants (comme l’Aubépine). Elle va me faire un rapport et moi je dois me positionner.

Saki : C’est un travail difficile pour toi ?

Isabelle : Je ne sais pas, ça fait 27 ans que je fais ça. Je n’ai jamais de problème avec la prise de décision. Mais parfois je peux avoir des états d’âme, du stress. Par exemple le matin, j’étais vraiment en questionnement. Eh bien j’ai appelé la Procureure du Roi, parce qu’elle a une autre position. Pas pour qu’elle me dise ce que je dois faire, mais pour réfléchir avec elle. Ce qui est important quand on est dans une situation, c’est qu’on puisse en sortir et la regarder de l’extérieur. Discuter avec des gens qui sont plus éloignés, ça permet de prendre de la hauteur et de se dire « Tout compte fait, c’est bien cette décision qu’il faut prendre ».

Saki : C’est pourquoi il faut parler avec franchise et discuter.

Isabelle : Il faut être humble. Il faut pouvoir s’entourer d’une équipe et il faut pouvoir échanger. Puis quand je prends une décision, il faut que je puisse dormir la nuit. Et si je ne dors pas bien la nuit, ça veut dire que ça tourne dans mon cerveau. Alors il faut que je prenne une décision qui me permette d’être en accord, que ma tête soit en accord avec ce que je ressens.

Saki : Comment fais-tu quand tu te rends compte que tu as pris une mauvaise décision ?

Isabelle : Alors je reviens en arrière. Je re-décortique et puis on échange en équipe. Au SAJ, j’ai ma déléguée en chef, il y a l’avocat du jeune parfois avec qui on peut échanger, et puis parfois ça m’arrive de m’adresser à une équipe spécialisée et dire « Tiens, j’ai un état d’âme et j’ai besoin de prendre du recul ». Il faut pouvoir utiliser toutes les énergies des professionnels qui sont autour. Et je trouve que demander de l’aide, ça ne remet pas en question l’autorité. C’est une manière de prendre du recul. C’est bien aussi de se dire « Tiens, là j’hésite, je ne sais pas trop ». Et puis si je me trompe, ça peut arriver et on peut revenir en arrière.

Saki : Du coup c’est très important pour toi de vraiment se rencontrer et parler.

Isabelle : Oui il faut parler et dire les choses. Et dire les choses pour que les gens comprennent. On a des réunions de haut vol. On a des réunions où ils parlent, ils parlent et on n’aboutit jamais à rien. Alors j’ai une petite phrase rigolote et je dis « Barbecue, casier de bière ? ». Parce que si vraiment on veut parler, on se met à table et on papote, car c’est comme ça qu’on apprend à se connaître.

Saki : Il faut créer un moment informel.

Isabelle : Mais oui. Le SAJ qui travaille avec l’Aubépine, c’est deux groupes quoi. Si on se met autour de la table qu’on boit un coup, qu’on discute et qu’on rigole, eh bien on voit les choses différemment. Et ça c’est important.

Saki : Et tu fais ça avec l’Aubépine ?

Isabelle : On est venus ici une fois, à l’inauguration d’un nouveau bâtiment. On est venus, on a pris un verre, on a papoté. Et je trouve qu’on voit les gens différemment

Saki : C’est pour ça que tu es venue aujourd’hui aussi ici.

Isabelle : Oui je trouve ça important de se déplacer vers les autres.

Saki : Je pensais que les mandants avaient une attitude de supériorité. Tu as le contact facile et j’en suis étonnée.

Isabelle : Je pense qu’il y en a beaucoup qui, quand ils ont une place de pouvoir, se disent « On ne parle pas avec n’importe qui, etc., etc. ». Or, je trouve qu’ils sont à côté de la plaque. Je trouve qu’ils ne sont pas dans le bon. Ce n’est pas parce que je suis l’autorité mandante que les gens doivent venir me lécher les pieds. Dans les années 50, on faisait ça, or on est en 2021. Je sais me faire respecter, je n’ai pas besoin d’être pédante.

Saki : L’autorité se construit aussi dans la solidarité avec l’humanité qui est en nous.

Isabelle : Oui. Pour Bernard, c’est important. Je pense qu’il sera plus touché si je viens jusqu’à l’Aubépine pour lui déposer des CDs : ça montre que je ne l’ai pas oublié. Symboliquement, c’est important.

Et puis il y a un autre point. Diriger une équipe ce n’est pas facile parce qu’il y a des personnalités différentes. Il y a des hommes et des femmes. C’est difficile d’avoir une équipe cohérente. Or au SAJ de Huy, j’ai l’impression d’être dans les bisounours, un dessin animé féérique avec des ours roses. Pourquoi ? Parce que s’il y en a un qui est en difficulté, tout le monde va le soutenir. S’il y a une urgence à 17 h, tout le monde reste par solidarité pour les autres. Moi aussi, s’il y a une collègue qui est difficulté, je suis là pour l’aider. La vie est déjà tellement compliquée. Si en plus on dit « Ah non, ça ne fait pas partie de mon travail » ou « ah non, je suis chef, je me mets à distance »… Moi je suis pour une société solidaire. On a un objectif : c’est d’avancer ensemble. Ça, c’est une philosophie qu’il faut entretenir, entretenir, entretenir…

Saki : J’ai une question que j’ai posée aux éducateurs. On ne travaille pas par hasard dans l’aide à la jeunesse. S’il n’y a pas d’engagement personnel, les jeunes vont le sentir. En même temps, comme tu l’as dit, il faut bien gérer les choses pour qu’on puisse dormir, sinon on devient fou.

Isabelle : Oui il faut y mettre son cœur. En même temps, quand je prends une décision, ce n’est pas mon cœur qui décide, c’est ma tête, je raisonne. Je ne laisse jamais les émotions me prendre dessus. Mais ce n’est pas pour ça que je ne suis pas touchée.

Saki : Prends-tu du temps pour parler avec ceux qui t’entourent au travail ? Avec vos partenaires ?

Isabelle : Quand ils viennent dans mon bureau, on parle un peu. Ou après l’entretien. S’ils veulent que je vienne, je viens volontiers. La situation que j’ai eue cet après-midi est très difficile. Un enfant ira dans une institution. Il a subi une maltraitance très grave. Cela a touché beaucoup de monde. J’ai proposé de discuter ensemble, « Comment on a vécu les choses, ce qu’on ressent, comment avancer », de se mettre autour de la table. Il ne faut pas rester avec des choses difficiles à l’intérieur. Donc s’il y a des discussions difficiles, mon bureau est ouvert.

Saki : Je crois que c’est important ce que tu dis. J’ai fait quelques entretiens avec les jeunes et plusieurs d’entre eux m’ont dit que lorsqu’on entre dans un SPJ ou un SAJ, on devient un dossier. Ils sentent qu’ils deviennent un simple dossier, comme s’ils perdaient leur qualité d’être humain. Donc quand tu dis qu’il est important de parler et que tu es ouverte à la discussion, je pense que ça peut faire beaucoup de bien aux jeunes, car ils peuvent se sentir des humains.

Isabelle : Pour nous, c’est vrai qu’il s’agit d’un dossier, mais ils sont aussi des êtres humains.

Saki : Après, je pense que ton travail est extrêmement difficile parce que tu as à traiter beaucoup de dossiers.

Isabelle : Je pense aussi que c’est une manière de mettre l’émotion à distance. En même temps, les jeunes quand ils viennent dans mon bureau, je les traite comme si c’était les miens.

Saki : Je comprends. Certains psychologues disent qu’ils ne peuvent recevoir en entretien qu’un nombre limité de personnes. Au-delà de cette limite ça devient impossible émotionnellement et même physiquement. Je ne sais pas combien de dossiers tu dois analyser chaque année…

Isabelle : Là maintenant j’ai plus ou moins 450 jeunes. Parfois je vois un nom et ça ne me dit rien. Il faut que je voie les gens. Si je les vois, ça va. Avant, j’avais 1000 dossiers. Je les connaissais tous. À l’autre endroit, j’avais 650 dossiers. Et je les connaissais tous aussi. Pour pouvoir prendre une décision. Parfois je ferme les yeux et je vois le numéro du dossier… Mais quand j’étais à l’école c’était la même chose. Quand j’oubliais une réponse, je fermais les yeux et je voyais la page qui était devant moi. Ma mémoire est faite comme ça.

Saki : Il faut avoir plus de conseillers et de délégués…

Comment, selon toi, devrait fonctionner un SRG pour bien accompagner les jeunes ? Je pose cette question parce qu’à l’Aubépine, ils privilégient la relation avec la famille…

Isabelle : Ça dépend des enfants. Une chose qui est importante, c’est de confronter l’enfant à sa famille et pas trop le protéger. Il faut éviter un double écueil : soit que l’enfant s’imagine que dans sa famille il n’y a que des monstres, soit qu’il s’imagine que dans sa famille il n’y a que des princes et des princesses. Je trouve que c’est important de confronter l’enfant à sa vraie famille, pour qu’il se rende compte par lui-même de ce qu’il vit et pour qu’il puisse faire ses propres choix.

Saki : Oui, je te comprends. J’ai le sentiment que, parfois, les équipes d’accueil surprotègent les enfants de leurs familles, elles ne veulent pas que les enfants mangent des choses amères si je peux m’exprimer ainsi. De plus, ces choses amères ne sont pas forcément mauvaises pour la santé.

Isabelle : Eh bien je trouve que manger des choses amères, comme tu le dis en utilisant cette belle expression, ça permet de comprendre ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas. Ça permet de digérer les choses différemment et de faire des choix. C’est important de confronter l’enfant à sa famille.

1 Centre d’accueil spécialisé.

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