Célestin Freinet a dit : « Le scandale, c’est qu’il n’y ait pas de scandale ». On peut le dire autrement : « Le problème, c’est qu’il n’y ait pas de problèmes ». Dans la vie de l’équipe, avoir des désaccords et des conflits est tout à fait normal. Mais cela veut dire qu’il faut donner une place pour accueillir ces conflits, sans que cela explose et détruise la vie de l’institution. Une question se pose dès lors : comment organiser un lieu pour que la parole vraie puisse émerger, sans craindre l’exclusion, la haine ou la moquerie de l’équipe ?
À l’Aubépine, des réunions d’équipe sont organisées une fois par semaine. La réunion sert en général pour partager des informations, prendre des décisions, planifier quelque chose, mettre au clair des règles et analyser les situations des jeunes et de l’équipe. Lorsqu’une tension émerge au sein de l’équipe, il est important de l’entendre. Fernand Oury a parlé de la coopération dans ce sens1. Il est nécessaire d’en parler. Une malaise peut se ressentir si on efface le désaccord. Ce malaise est d’autant plus grave si les désaccords sont discutés dans les couloirs et donc deviennent des rumeurs.
C’est Stéphanie, la coordinatrice, qui donne le cadre de la discussion, pour qu’il soit possible d’y discuter les conflits. C’est sa force de pouvoir dire son désaccord en tentant de chercher une solution.
Moi, même si l’autre est un directeur ou un président, si je ne suis pas d’accord, je le dirai, mais bien sûr ça doit être d’une manière constructive. Ça ne me pose jamais de problème de dire mon désaccord. Mais parfois, dans l’équipe, il y a des personnes qui attendent très longtemps pour dire que ça ne va pas. C’est mieux de dire quand ça ne va pas, je pense que ça doit sortir tout de suite. Bon, ce n’est peut-être pas possible « tout de suite », mais le plus vite possible. Comme cela, le problème va être résolu ou diminue en tout cas, car très souvent, il s’agit d’une bêtise. Par exemple, je dis aux éducateurs qu’il faut me dire si mon attitude les dérange. Je peux ensuite m’expliquer et aussi je peux me changer pour qu’ils se sentent mieux avec moi2.
Grâce au cadre que Stéphanie a créé, un jour, l’équipe a discuté du cas d’Alice. Alice est revenue de chez son père, à l’Aubépine, pendant une soirée, mais sans prévenir de sa venue. Elle était malade, alors qu’on était en période du confinement. Alice refusait de rester dans sa chambre. C’était nécessaire d’éviter le contact avec les autres jeunes. Deux éducateurs étaient là, Anne-Christine et Philippe. C’est d’abord Anne-Christine qui a tenté de négocier avec la jeune, mais Alice ne voulait pas écouter. Elle a commencé à l’insulter. Anne-Christine a téléphoné à Stéphanie, la coordinatrice, pour demander son avis et Stéphanie l’a encouragée en précisant que la décision de garder la fille dans sa chambre était bonne. Alice a envoyé un message à François, via son téléphone. François a ensuite téléphoné à l’Aubépine pour dire qu’Alice pouvait aller chez sa mère. Ce serait une solution selon lui. C’est avec Philippe que François en a parlé. Alice, d’accord d’aller chez sa mère, y est allée.
Pendant la réunion, Anne-Christine a dit qu’elle n’était pas sentie respectée ce soir-là, alors que Stéphanie était d’accord avec sa décision. Anne-Christine a pensé que, au niveau éducatif, il était nécessaire de garder Alice à l’Aubépine, car elle devait apprendre à gérer sa frustration. Elle ne peut pas faire tout ce qu’elle veut. L’Aubépine pouvait l’accepter, même si ce n’était pas prévu.
En même temps, et contrairement à Anne-Christine, Philippe a trouvé que la décision de François était juste. Il n’y avait pas de problème de ramener Alice chez sa mère, car c’était elle qui le souhaitait. En plus, Alice était malade et ne savait pas se calmer. Elle devait retrouver la sécurité avant tout. Le fait qu’elle se sente respectée dans son choix peut nourrir la relation de confiance entre Alice et l’équipe.
Stéphanie a pointé le fait que, ce qui est important est que les deux éducateurs, Anne-Christine et Philippe, puissent communiquer, car à cause du manque du temps, ils n’ont pas pu en parler à ce moment-là. La réunion a été utile pour discuter leurs positionnements respectifs.
Certaines éducatrices sont aussi intervenues pour dire que ce qui est gênant dans cette histoire, c’est qu’Alice ait écrit à François sans passer par les éducateurs qui étaient sur place. C’est comme si Alice avait cherché une autorité qui savait la protéger. La relation de confiance entre Alice et les éducateurs a donc été discutée puisqu’elle semblait être remise en question.
Selon Fernand Oury, ce qui est important, dans une réunion coopérative, c’est de voir si tout le monde peut prendre la parole d’une manière égale et sans avoir peur. Le schéma juridico-moral qui distingue le bien du mal est suspendu. On ne cherche pas qui a raison et qui a tort. On pose les questions autrement : Pourquoi une personne s’est sentie mal à ce moment-là ? Quels ont été ses besoins ? Les autres peuvent-ils l’aider ? Si oui, comment les autres peuvent-ils l’aider ? Cela peut devenir une belle occasion de réfléchir à ce qu’on peut apprendre des conflits pour connaître les besoins de chaque travailleur, mais aussi pour trouver une meilleure manière de construire la relation entre eux.
Pour avoir une attitude bienveillante et écouter la parole de chacun, il importe que l’équipe joue le rôle d’un cadre. Si celui-ci n’est pas défini, le risque est de ne pas savoir comment gérer les émotions présentes lors des conflits. Dans cette réunion-ci, c’est Stéphanie, la coordinatrice, qui a joué ce rôle. Le garant doit faciliter la parole, encourager la sincérité, veiller si la parole circule d’une manière égale, relancer la discussion et enfin la clôturer. Il est important de rendre possible la manifestation des émotions et des besoins. Chaque membre de l’équipe peut aider à ce que l’émotion et le besoin s’énoncent. L’important, ce n’est pas tant de trouver qui a raison, mais de chercher comment on peut s’accorder en s’aidant mutuellement.
En écoutant la discussion de l’équipe, je me suis rendu compte qu’Anne-Christine avait raison de penser à la cohérence de la pratique qui favorise le développement d’Alice. En même temps, Philippe et François avaient aussi raison de penser au besoin d’attachement qu’Alice ressent par rapport à sa mère. En fait, les deux arguments me semblaient tout à fait légitimes. Je me suis souvenue d’une phrase de Mony Elkäim : « il n’est nullement nécessaire que l’autre ait tort pour que nous ayons raison »3. Les deux parties peuvent avoir raison. En fait, ils ne sont pas dans le même contexte et ne réfèrent pas aux mêmes besoins.
Chacun doit respecter l’altérité des membres de l’équipe s’il veut que sa propre altérité soit reconnue et acceptée. Il est nécessaire de différencier chacun des membres pour que chacun se retrouve suffisamment autonome dans ses propres pensées et s’exprime d’une façon suffisamment libre.
1 Fernand Oury et Aïda Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle, Éditions Matrice, 1971, p. 466.
2 La parole de Stéphanie.
3 Mony Elkaïm, Comment survivre à sa propre famille, Paris, Éditions Points, 2014, p. 149.