J’ai évoqué plus haut la pluralité des lieux. Nous avons observé trois grands lieux : les séjours, les familles et les expérimentations. Mais nous savons qu’il y a également un autre lieu important pour les enfants. Il s’agit de l’école.
Pourquoi un jeune ne va-t-il plus à l’école ? Il faut poser cette question à chaque jeune, car chacun a sa trajectoire singulière.
Donc je l’ai posée :
Mia : L’école, ça ne sert à rien. Je n’aime pas étudier. Je veux directement travailler comme vendeuse. J’habite dans une institution et j’ai tellement de souci avec ma famille, l’histoire d’amour, etc. J’étais aussi une grande suicidaire. J’ai déjà supporté beaucoup de choses que je n’aime pas dans ma vie, je ne veux plus penser à l’école, à quoi je ne m’intéresse pas.
Norman : C’est parce que j’ai été harcelé pendant six ans par des élèves. J’ai changé d’école pour fuir ceux qui m’ont fait du mal au quotidien. Mais du coup, je ne m’intéresse pas au programme de cette nouvelle école. En plus, un enseignant a dit des choses méchantes derrière mon dos. J’essaie d’être social et je sais le faire, mais au fond, je ne m’amuse pas vraiment.
Lilly : J’ai été victime de harcèlement suit à l’histoire du viol. J’ai été absente quelque temps. À mon retour, mon éducatrice m’a dit « ton année est quand même foutue, donc ça ne sert à rien que tu viennes à l’école ». Je suis alors restée à la maison pendant deux ans. Je suis devenue asociale, même si je souhaite retourner à l’école.
Snow : une psychologue m’a dit que je suis très déprimé. Elle était gentille, mais je me suis dit : et alors ? Dire cela, ça ne change rien. Je sais très bien que je suis déprimé. J’ai un gros problème avec mon père, qui ne m’accepte pas comme je suis. Il a un grand pouvoir dans la société et il est imposant. Ma mère est perdue, obéissante, elle est incapable d’être là pour ses enfants quand nous avons besoin de son attention. Je suis fatigué de lutter contre tout ça, je n’ai plus d’énergie pour aller à l’école. Tout ce que je veux, c’est partir de cette famille. Je veux aller à l’internat et, de là, je pourrai peut-être reprendre mes études. Mais mon rêve, c’est de vivre dans un pays étranger.
La parole de ces jeunes nous donne à entendre que les problèmes liés au décrochage scolaire peuvent contenir beaucoup d’autres problèmes. Laurens, un assistant social de l’AMO Le Cercle, m’a appris que lorsqu’on veut comprendre une difficulté vécue par un jeune, il faut travailler d’une manière systémique, à savoir traiter son problème dans l’ensemble des réseaux où l’action des jeunes se situe. Par exemple, la maltraitance à l’intérieur de la classe pourrait être un symptôme de la maltraitance subie au sein de la famille. Il faut donc être vigilant pour ne pas enfermer les jeunes dans une catégorie préétablie et pour que les jeunes puissent parler librement de leurs difficultés.
L’école prend beaucoup de place dans la vie des jeunes. L’échec scolaire, l’expérience du harcèlement, de l’exclusion, la difficulté relationnelle avec ses condisciples ou ses enseignants, ça laisse une trace profonde dans les trajectoires des jeunes. Ils se sentent impuissants devant la réalité dure : ce n’est pas facile de créer une nouvelle place, c’est même parfois impossible à cause de beaucoup de choses, par exemple la rigidité de l’esprit des parents et/ou de l’école.
Quand un jeune ne trouve plus de place dans l’école, où peut-il aller pendant la journée ? Un jour, l’équipe de l’Aubépine a réfléchi une forme possible d’accueil pour ces jeunes-là. Elle a trouvé un financement pour la réaliser. L’idée a été de passer une semaine dans une yourte, avec d’autres jeunes qui ont plus au moins les mêmes problèmes scolaires. Le projet du stage s’appelle « #Chacun sa yourte ». C’est un projet en partenariat avec l’AMO Le Cercle et l’Aubépine. En fait, l’équipe de l’Aubépine a observé qu’il y a des jeunes qui résident à l’Aubépine et qui ne vont pas à l’école, raison pour laquelle ils ne savent pas quoi faire. De l’autre côté, l’équipe du Cercle affronte quotidiennement les difficultés des jeunes qui ont du mal à trouver leur place à l’école. En effet, l’AMO travaille très souvent entre la famille et l’école. Les deux équipes se sont donc unies pour créer un lieu tiers d’accueil.
Le but de ce stage n’est pas de pousser les jeunes à aller à l’école. Comme nous venons de voir, les problèmes sont souvent complexes. En plus, il n’y a aucune recette miracle pour changer la situation. L’équipe soutient pour que les jeunes puissent se rencontrer entre eux. Les jeunes peuvent expérimenter la possibilité de vivre différemment grâce aux rencontres des autres. Et ce stage pourrait aussi être tout simplement une occasion pour que les jeunes fassent une activité au lieu de rester dans leur lit avec leur smartphone.
Un jour de mai, je suis arrivée vers 8h15 à l’AMO Le Cercle. Avec trois jeunes, Norman, Thomas, Baptiste, nous avons attendu Martin, l’éducateur responsable de ce stage. Les jeunes fumaient en attendant. C’était tellement difficile de supporter le silence. J’ai senti les regards de Norman. Je lui ai dit « Ce n’est pas facile d’attendre, n’est-ce pas ? ». Il a souri en répondant « Oui. C’est difficile ». Stéphanie, la coordinatrice de l’Aubépine, et Noémie, une jeune fille, sont arrivées. A 9 h, Snow est aussi arrivé et on a démarré notre marche de Ciney vers Havelange.
Il faisait beau et agréable. Je marchais lentement. Norman est venu à côté de moi en essayant de s’adapter au rythme de ma marche. Je lui ai demandé si ce n’est pas trop lent pour lui. Il m’a répondu qu’il aime bien marcher rapidement, mais aussi lentement. Nous sommes passés à côté de son école, l’école où il a du mal à aller. Il m’a dit qu’il n’a pas forcément des problèmes en ce moment, alors qu’avant il a subi un harcèlement dans une autre école. Cela a coupé son envie d’aller à l’école.
J’ai ressenti la joie de la rencontre. Il était curieux d’entendre comment j’ai voyagé jusqu’ici. Je lui ai raconté mon arrivée en Europe. Je lui ai aussi demandé quelles étaient ses passions et ses rêves. Il avait beaucoup de choses à me raconter.
Après avoir marché plus de dix kilomètres, nous sommes passés à côté d’un kiosque. Nous nous sommes assis quelques minutes pour faire une pause. Lorsque nous avons recommencé à marcher, Norman a commencé à parler de sa mère. Elle a coupé tous les liens familiaux pour des raisons que Norman ignore. Elle ne travaille pas et a peu de liens sociaux. Il m’a semblé que Norman, un garçon de quatorze ans, essayait de lui apporter la joie de vie en étant gentil et protecteur.
On est passé à côté d’une petite ferme, où il y avait beaucoup de poules. Snow, un garçon de quatorze ans également, est venu à côté de Norman et moi. Snow a parlé de la manière de tuer une poule. J’ai eu l’impression que Norman était gêné de l’entendre.
Norman : C’est grotesque ce que tu dis !
Snow : Mais quoi, tu manges des poules non ? Il faut apprendre à tuer les poules pour les manger !
Ce dialogue m’a rappelé ce que dit Winnicott sur l’agressivité, j’en ai déjà parlé plus haut. Il dit que le passage à l’âge adulte est marqué par la capacité de transformer l’agressivité en quelque chose de constructif.
Un enfant gentil, incapable de faire du mal à une mouche, a parfois des accès d’agressivité. […] Que peuvent les parents (ou les adultes) sinon trouver le moyen de surmonter cette désagréable épreuve tout en espérant que leur enfant trouvera, en grandissant, une meilleure façon d’exprimer son agressivité ? 1
Faire mal fait partie de la vie de l’enfant, et il s’agit de savoir comment votre enfant va apprendre à utiliser ses forces agressives pour vivre, aimer jouer et (plus tard) travailler2.
J’ai commencé à parler avec Snow qui, contrairement à Norman, est fortement intéressé par la violence. Il s’intéressait à la question du pouvoir capitaliste, à la guerre, à la mafia. Il m’a parlé de son père et j’ai compris qu’il est victime de la violence de son père, violence qui l’enferme dans des rapports de domination. L’emprise me semblait d’autant plus forte que son père est quelqu’un qui a un rôle d’autorité dans la société. Quand j’ai parlé avec Snow, il avait l’air déconnecté de ses émotions. Selon Muriel Salmona, la dissociation traumatique (appelé amnésie émotionnelle, être étranger à soi-même, ne rien ressentir) qu’il est en train de subir, lui impose une stratégie de survie3.
Dans son cas c’est une conduite à risque, comme des fréquentations dangereuses, qui est une des ses stratégies de survie. Les conduites à risque ont pour but de ne pas réveiller la mémoire traumatique de la violence subie. Augmenter le stress au maximum en se mettant en danger reproduit la dissociation la plus forte. Mais justement à cause de cet état amnésique, j’ai pu comprendre que Snow continue de souffrir très douloureusement. En l’écoutant, il me semblait important qu’il soit pris en charge par des adultes en qui il peut avoir confiance et d’avoir un traitement adéquat du psychotraumatisme.
Snow essaie lui-même de maîtriser son agressivité et son impulsion chaotique – une réaction « normale » du post-traumatisme – pour la transformer en une activité créative. Il souhaite voyager, apprendre des langues étrangères, vivre dans un pays étranger où il va trouver sa copine et sa vie en étant libre de la violence de son père.
Quand nous sommes arrivés à l’Aubépine, les jeunes étaient beaucoup plus détendus. Certains malaises restaient encore, mais nous avions de quoi parler. Nous avons parlé du cochon, Jean-Luc, qui dormait. Il y avait également un billard dans la yourte, au cas où les jeunes ne voudraient pas parler.
Je suis retournée au stage le vendredi. C’était le dernier jour du stage. Le matin, les jeunes jouaient ensemble. Il y avait une ambiance joyeuse, tout à fait détendue. Quand les jeunes se sentent bien, les éducateurs les laissent jouer. Dans la yourte, chaque jeune a parlé de son expérience d’immersion. Thomas a été très fier d’avoir travaillé avec les électriciens. Il nous a raconté ce qu’il avait fait pendant la journée.
Thomas a vécu avec un père qui avait un problème de violence familiale. C’est grâce à l’intervention du juge que sa mère l’a quitté. Suite à cette séparation, Thomas vit avec sa mère. Il ne trouve pas encore une manière d’expliquer et exprimer ce qu’il a vécu. Il se manifeste violemment. Mais pendant l’immersion, Thomas s’est réveillé très tôt pour rejoindre les ouvriers. Il a respecté leur rythme. Thomas a maintenant 13 ans, il cherche une figure de l’adulte-homme pour pouvoir grandir. Il m’a semblé que les électriciens, que Thomas a rencontrés pendant l’immersion, lui ont renvoyé une image positive de l’homme.
Or, au-delà des questions centrées sur l’individu (être fier, avoir une estime de soi, avoir confiance en soi…) et des questions sur les familles (le rapport à la mère et au père, etc.) que j’ai pu observer pendant le stage, il me semble également important de mettre en lumière la force du collectif, pour permettre de mieux voir le processus d’exclusion subi par les jeunes.
Par exemple, par rapport au harcèlement, nous pouvons penser aux questions suivantes : quels sont les processus qui mènent au harcèlement ? Comment l’acte de harcèlement est-il rendu invisible dans la classe ? Pourquoi les adultes n’interviennent-ils pas ? Comment les victimes se sentent-elles coupables ? Comment faut-il agir lors d’un acte de harcèlement ?… Beaucoup de questions peuvent être discutées. Mais, pour organiser le débat, les animateurs doivent aider à construire le processus de déculpabilisation et le soutien collectif : 1/ Prendre en compte les difficultés vécues ; 2/ Nommer les expériences et les partager avec les autres ; 3/ Comprendre ce qui s’est passé chez soi-même et chez les autres ; 4/ Réfléchir ensemble à des solutions concrètes.
Ceci permet aux jeunes de se rendre compte que ce n’est pas anormal de ne pas pouvoir aller à l’école. Les autres, qui ont les mêmes difficultés que nous, peuvent jouer le rôle d’un miroir plus objectif et juste. Les problèmes d’un individu peuvent apparaître comme ceux d’un groupe pris dans les mêmes mécanismes. Quand un jeune raconte son expérience de harcèlement et dit qu’il a honte d’en avoir été la victime, les autres peuvent lui répondre que ce n’est pas lui qui doit avoir honte, car au contraire, il est courageux. Souvent, nous disons des choses plus justes envers les autres qu’envers nous-mêmes.
La conscientisation du processus d’oppression à l’école est libératrice, car les jeunes peuvent comprendre que la violence subie n’est pas nécessaire. C’est dans certaines conditions que la violence éclate. Mais si on transforme ces conditions, il est possible de trouver une solution et dépasser le problème. Cet exercice de conscientisation aide les jeunes à devenir un sujet de l’histoire :
J’aime être une personne parce que, inachevé, je sais que je suis un être conditionné, mais conscient de son inachèvement, je sais que je peux aller plus loin. Telle est la différence profonde entre l’être conditionné et l’être déterminé, la […] C’est la position de celui qui lutte pour ne pas être juste objet, mais pour être aussi un sujet de l’Histoire4.
Les animateurs du projet #Chacun sa yourte pourraient aider les jeunes pour qu’ils puissent devenir acteurs de leur propre historicité. Ceci n’est pas limité à la question de l’école, car on peut aussi lutter contre la violence à un niveau plus général (familial, scolaire, social). La yourte serait dès lors un lieu où les jeunes peuvent nourrir un espoir. Il y serait possible d’engranger dans un processus de libération avec les autres.
1 Donald W. Winnicott, Agressivité, culpabilité et réparation, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 32.
2 Idem, p. 36.
3 Muriel Salmona, « Dissociation traumatique et troubles de la personnalité post-traumatiques », in Coutanceau R, Smith J (eds.). Les troubles de la personnalité en criminologie et en victimologie, Paris, Dunod, 2013.
4 Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, savoirs nécessaires à la pratique éducative, traduit et commenté par Jean Claude Régnier, Éditions érès, 2006, pp. 69-70, souligné par l’auteur.