Dialogue avec Aïda, volontaire
Aïda : Je viens du nord de l’Espagne. Je suis artiste. Quand j’ai décidé de faire un volontariat, je voulais aller à Berlin. À l’époque, j’étais obsédée d’y vivre : Berlin, Berlin, Berlin ! Pour moi, le lieu de l’art contemporain était Berlin.
Saki : Et puis tu es arrivée à Havelange.
Aïda : Oui (rire). En fait, j’ai été refusée par une institution de Berlin. Et puis, j’ai fait un entretien avec Stéphanie, la coordinatrice d’ici. C’était drôle, car moi, je ne parlais pas le français, et Stéphanie ne parle pas l’anglais. L’entretien sur internet, c’était compliqué (rire).
Saki : Mais l’équipe de l’Aubépine t’a acceptée.
Aïda : Finalement, je suis très contente de ne pas être allée à Berlin et d’être ici. Je n’ai pas besoin d’être dans une grande ville pour comprendre ce que veut dire « être soi-même créatif ».
Saki : Oui, d’une certaine manière, c’est plus intéressant d’inventer des formes d’art ici qu’à Berlin, car je pense que c’est très original. Au quotidien, c’est avec Elsa que tu travailles le plus ?
Aïda : Oui. Elle est une bonne collègue et une amie. Quand j’ai travaillé avec elle pour la première fois, on s’est comprises avec nos gestes. On partage tellement de valeurs qu’on n’avait même pas besoin de parler.
Ici, à l’Aubépine, je fais beaucoup de choses. Je travaille donc avec Elsa pour le projet Fabriek’, mais aussi j’accompagne les enfants. J’utilise toujours l’art, car pour moi, la créativité et l’expression de soi sont très importantes pour se développer et grandir. Ici, je ressens que mon travail est valorisé. Par exemple, l’équipe m’a proposé de faire des fresques à l’intérieur de la yourte. Pour le projet Fabriek’, tout le monde est responsable, et je trouve que c’est très bien.
Saki : Tout le monde apporte des choses. Donc, en tant que volontaire, tu peux aussi proposer un nouveau projet.
Aïda : Oui, c’est ça. Je viens de faire une « niche à poules » ! Je croyais que toutes les maisons des animaux s’appellent « niche ». Maintenant, c’est devenu un nom officiel (rire).
Saki : Je trouve que ton français est plus logique. La forme, les dessins, les couleurs, qui les a inventés ?
Aïda : La forme, c’était Elsa. Les dessins et les couleurs, c’est moi qui les ai principalement faits.
Saki : Tu as été inspirée par la nature ? Il y a beaucoup de couleurs et de mouvement dans les dessins.
Aïda : Oui. J’aime le mouvement et pour le faire, je voulais laisser mes bras libres.
Saki : Les jeunes l’ont fait aussi avec toi ?
Aïda : Oui. Au début, ils avaient peur. Ils pensaient qu’ils feraient mal. Je leur ai dit : « C’est une œuvre d’art. Même si tu crois que tu as mal fait, ce ne sera pas le cas ».
Saki : Oui. Cela ne peut être qu’une surprise. Pourquoi les gens ont peur à ton avis ?
Aïda : Ils n’ont pas confiance.
Saki : Ils ont peut-être une image reçue de notre éducation, selon laquelle l’art est quelque chose de supérieur ? J’ai l’impression que toi, tu essaies de changer cette image de l’art.
Aïda : Oui. Je leur dis : « Si tu n’aimes pas l’orange, tu peux sans problème peindre avec une autre couleur ».
Saki : Il n’y a rien qu’il faut faire. C’est depuis ton enfance que tu aimes l’art ?
Aïda : Oui, depuis l’âge de 4 ans, j’aime peindre. En Espagne, il y avait un endroit social et public où tous les enfants pouvaient faire des activités artistiques. Quand j’étais au lycée, j’étais aussi dans un endroit public, un foyer de jeunes.
Saki : Tu accordes de l’importance à l’art et à l’espace public.
Aïda : Oui, c’est l’éducation que j’ai reçue depuis que je suis petite. Profiter de l’espace public, aller dehors et rencontrer les autres.
Saki : En quoi consiste la différence entre faire de l’art à la maison tout seul et faire de l’art dans un espace public ?
Aïda : Le processus est différent. Quand je suis seule, il s’agit d’entrer dans mon intérieur, ma propre intimité. Le processus est plus réflexif. Alors que quand je suis avec les autres, je profite de toutes les choses que les autres m’apportent. Le sourire, la rencontre, des nouvelles idées…
Saki : Tu t’intéresses actuellement à l’Art thérapie aussi. Pourquoi, selon toi, l’art peut soigner les gens ?
Aïda : Pour moi, la structure formelle et rigide de l’institution ne soigne pas les êtres humains. Je crois que ce sont les moments informels qui nous aident le plus.
Saki : Il est important de donner une place à tous les moments imprévus et hasardeux pour rendre possible un espace de jeu, tant pour les enfants que pour les adultes. D’ailleurs, comment se passe ta relation avec les enfants ?
Aïda : Comme je ne suis pas éducatrice, je ne les « éduque » pas. Les enfants viennent vers moi et me parlent comme à une confidente. Les enfants me confient leurs sentiments. On rigole beaucoup ensemble. Quand je suis arrivée, je pensais que les « enfants placés » étaient difficiles, mais en fait, pas du tout, ils sont très ouverts. Ce sont les enfants qui m’ont appris le français.
Saki : Y a-t-il un avantage à être étrangère pour entrer en contact avec les enfants ?
Aïda : Oui. Au début, je m’inquiétais d’entrer en contact sans bien parler le français. Mais, non, au contraire, ils sont curieux de me connaître. Les enfants s’adaptent très bien. Moi aussi je m’adapte aux autres. Bon, au début, j’ai eu une expérience un peu difficile, car un jour une fille m’a parlé très mal, d’une manière énervée et nerveuse. Mais je n’ai pas compris pourquoi elle m’a parlé comme cela. J’ai senti la nécessité de lui dire qu’il ne faut pas parler comme ça, mais je ne savais pas lui dire à cause du français. J’ai demandé de l’aide aux éducateurs et ça s’est très bien passé. Le lendemain matin, la fille m’a attendu en préparant le petit-déjeuner. Elle m’a demandé pardon, elle m’a expliqué que, ce soir-là, elle n’était pas énervée à cause de moi, mais à cause d’une autre chose. Du coup, ça s’est très bien passé.
La seule chose qui est difficile, c’est l’heure du repas. En Espagne, on mange très tard la nuit, vers 22 heures. Mais ici, on mange très tôt pour moi. Du coup, j’ai toujours faim vers 23 heures (rire).
Saki : Oui, c’est vrai que non seulement notre esprit, mais notre corps doit aussi s’adapter au milieu. D’ailleurs, comment tu vois le statut de « volontaire » ?
Aïda : Je reçois de l’argent de l’Union Européenne pour vivre. Ce n’est pas beaucoup ce que je reçois. Mais le logement est gratuit. C’est vrai que je ne reçois pas de l’argent pour le travail que je fais ici. C’est ma volonté qui décide de m’engager dans mon travail.
Saki : Je pense que c’est un bel exercice : c’est ton désir qui décide le choix du travail, ça ne dépend pas d’autre chose. Tu ne travailles pas parce que tu dois rendre de l’argent à la banque, par exemple. Mais, en même temps, tu es dans un processus d’échange.
Aïda : Oui. Cela ne passe pas par de l’argent. Mais je reçois le droit de dormir, la possibilité de découvrir un autre pays, d’apprendre le fonctionnement d’une institution comme l’Aubépine, et je leur donne ma créativité.
Saki : C’est une autre forme d’argent.
Aïda : Oui, je donne des carottes, donc tu me donnes des pommes.
Saki : Et pas nécessairement en passant par des objets. Je peux nettoyer ta vitrine, tu peux m’apprendre l’espagnol. Chacun donne ce qu’il peut donner.
Aïda : Le travail de l’équipe fonctionne très bien ici dans le cadre de cette logique d’échange mutuel. Je peux demander très facilement une aide quand je n’y arrive pas ou quand je suis frustrée avec quelque chose. Et quelqu’un qui est capable et disponible m’aide.
Saki : Oui. C’est l’avantage de travailler en collectif.
D’ailleurs, quelle est ton image de l’aide à la jeunesse ?
Aïda : En fait, j’ai trois amis qui travaillent dans des services d’hébergement pour les enfants placés. Ils m’ont parlé de leur travail. J’ai eu l’impression d’un lieu fermé et sombre. Ici, c’est différent. Déjà, le bâtiment est coloré et joli. On peut parler librement et chaque parole est entendue.
Saki : C’est toi qui as proposé au projet de Fabriek’ la création des Sorcières ?
Aïda : J’ai vu qu’il y a beaucoup d’« appels à projets artistiques » en Belgique. Cela m’intéressait et je les regardais tous les jours. Un jour, j’ai trouvé un appel à projets artistiques qui m’a intéressée. C’était dans le parc naturel régional des Ardennes. Je me suis dit : pourquoi pas essayer de faire une création artistique avec le projet Fabriek’ ? Je voulais vraiment faire un truc intéressant qu’on pourrait réaliser tous ensemble. J’ai réfléchi au contenu. Il s’agit de faire 6 sorcières en bois et les déposer dans le parc d’Ardennes, un espace public. Tout d’abord, j’ai proposé ce projet à Elsa, car elle est ma confidente ici. Et puis, on en a parlé à François. Il m’a dit que c’est génial. Et donc j’ai fait un document.
Saki : Pourquoi ce sont les sorcières qui t’intéressent ?
Aïda : Parce que je me considère un peu comme une sorcière (rire). Tu vois mon apparence (rire) ! J’ai toujours été différente. Je crois en la « magie de personnes ». Mais aussi j’aime la liberté. Pour moi, les sorcières sont le symbole des femmes libres. Et, en même temps, elles étaient tuées à cause de leur liberté. Elles n’étaient pas soumises à l’Église catholique. J’ai fait une recherche sur les sorcières en Ardennes, il y avait beaucoup de noms de femmes qui ont été exécutées, condamnées, brûlées et tuées au nom de l’autorité de l’Église. J’ai trouvé génial de commémorer ce passé, ces femmes-là. Aussi, les enfants adorent des histoires mystérieuses, l’histoire fantastique des sorcières, l’histoire de la magie. Ça les passionne toujours.
Saki : Pourquoi six sorcières ?
Aïda : Ce sont six sorcières parce que j’ai imaginé une réunion de sorcières. Mais, en fait, on peut dire qu’il y a une septième sorcière, car on va aussi disposer une chaise vide. Et sur cette chaise, n’importe qui peut s’asseoir s’il le souhaite. Tu es aussi une sorcière. Tu peux danser avec les sorcières et participer à leur réunion.
Saki : C’est une forme participative d’art public qui inclut le public extérieur. Les sorcières sont accueillantes. Un enfant, un homme, une femme, un voyageur, n’importe qui peut les rejoindre. Est-ce que l’esprit libre des sorcières représente bien l’esprit de l’Aubépine ?
Aïda : Oui. Je le pense. L’égalité, la liberté, la solidarité.
Saki : Et l’ouverture. L’Aubépine nous a acceptées : tu viens d’Espagne et moi je viens du Japon. Et puis nous aussi, nous l’avons acceptée.
Aïda : Pour moi, ce n’était pas facile de transmettre en français toutes mes idées. Mais je pense que parler une langue étrangère m’a rendue plus réflexive. Je dois réfléchir quand je parle en français, car je dois choisir des mots simples. Je ne parle pas automatiquement.
Saki : Oui. C’est une chance d’apprendre une langue étrangère dans un lieu comme celui-ci. Ça nous rend créatives, accueillantes et ouvertes. C’est magique qu’une Japonaise et une Espagnole parlent des sorcières à Havelange.